14 mai 2024

Peut-on vivre sans ombre ?

À propos de l’ouvrage La dangereuse utopie d’un monde sans ombre de Peggy Larrieu, éditions l’Harmattan, 134 pages, 23 francs ISBN 978-2-14-027682-8

Entretien inédit, août 2022.

Introduction:

On se souvient peut-être du mythe faustien de l’homme qui a vendu son ombre au diable. C’est l’histoire du Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso qui raconte ce qu’il advient à la suite d’un tel abandon. Car peut-on vivre sans ombre? On se plaît à se le faire accroire parfois, tenté par la démesure. Ce thème de la démesure est sans doute le fil conducteur des travaux de Peggy Larrieu. L’auteure considère avec A. Camus que tout, dans le monde, doit trouver sa limite; elle défend avec ce penseur une “pensée de midi”, c’est-à-dire une pensée de la mesure, seule capable de  maintenir ensemble la justice et la liberté.

Interview:

Vous partez de l’idée que nous devons accepter notre part d’ombre : est-ce bien le thème de votre livre ?

En effet. Il est vrai que l’ombre représente tout ce que nous considérons de près ou de loin comme étant négatif : la faille, la maladie, la vieillesse, la mort… et dans l’ordre moral, le crime, la transgression, la violence. Or, aujourd’hui, nous voulons un monde parfait. C’est le « grand blanchiment » de l’existence, de la pensée et des comportements. Cependant, il s’agit là d’une utopie dangereuse. Car sans ombre, il n’est pas de vie possible. Le négatif est un invariant et vouloir en faire l’économie expose nos sociétés à un énorme manque, qui entraîne un sursaut de violence et de barbarie. Lorsqu’il est dénié, refoulé, réduit, il ne peut que ressurgir autrement, incontrôlé, de manière sournoise et perverse.

De ce point de vue, vous convoquez notamment des philosophes du soupçon : pouvez-vous préciser ?

Les philosophes du soupçon sont précisément ceux qui ont mis en doute la pensée unidimensionnelle et le « terrorisme des bienfaits ». Qu’il s’agisse d’Héraclite, de Nietzsche, de Marx, de Marcuse ou encore de Bataille, tous avaient en commun d’accepter le négatif, la part de l’ombre, la part maudite. Cette philosophie métissée, dialectique et contradictoire renvoie à la « pensée de midi » développée par Albert Camus. Celle-ci n’a jamais rien poussé à bout parce qu’elle n’a rien nié, rien exclu, rien rejeté. Elle a fait la part de tout, en équilibrant toujours le jeu des contrastes, l’ombre et la lumière, la nuit et le jour, le négatif et le positif, sans jamais privilégier l’un des deux termes. Plus que jamais aujourd’hui, nous avons besoin de « la pensée de midi », une pensée qui assume la contradiction et qui ne renonce à rien.

Au fond ce que vous fustigez c’est le fantasme de la transparence, n’est-ce pas ?

Il ne s’agit pas de contester le bien fondé de la transparence dans la sphère publique, où elle est absolument indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Cependant, dès lors qu’elle se répand dans la sphère privée, le spectre du totalitarisme refait surface. Et c’est un « totalitarisme mou », au sens où il est accepté et même revendiqué par les individus qui ont tendance à confondre secret et illégalité. En tout état de cause, la volonté de rendre le monde transparent est vouée à l’échec. Elle se heurte à l’ambivalence en tant qu’élément constitutif du monde ainsi qu’à l’aléatoire de l’existence humaine. Faire de la lumière où il n’y en a pas ne produit pas plus de visibilité mais déplace uniquement le projecteur. Toute prétention à la certitude et à la transparence ne peut donc être qu’un alibi pour le déploiement de politiques sécuritaires.

En tant que juriste, quelles réflexions tirez-vous en matière de droit ou de justice ?

Le droit lui-même se laisse absorber par cette entreprise de grand blanchiment consistant à refouler le négatif, à faire comme s’il n’existait pas. Tout cela se paie par une prolifération normative, censée combler les vides juridiques, pour assurer notre confort, notre bien-être, pour veiller sur notre santé et notre sommeil. Mais c’est un sommeil sans nuit. À vouloir tout judiciariser, nous finissons par oublier l’essentiel de la démocratie, son joyau, qui n’est pas le droit mais le non-droit, la liberté. Le droit n’est plus alors limite, il devient la totalité. De lien entre les hommes, il se transforme en ligature. Dans ce contexte, la justice se réduit de plus en plus à une technologie de contrôle des comportements, obsédée par une efficacité instrumentale, qui n’a plus qu’un lointain rapport avec l’idée du juste.