14 mai 2024
servitude électrique

L’électricité: rêve ou prison?

À propos de l’ouvrage La servitude électrique: Du rêve de liberté à la prison numérique de Gérard Dubey et Alain Gras, éditions du Seuil, 370 pages, 39 francs ISBN 978-2-021-43290-0

Entretien inédit, avril 2021.

Introduction:

À travers un parcours historique d’Ampère à Bill Gates, les auteurs de La servitude électrique démontent les coulisses et les travers du mythe électrique et de la numérisation de nos existences. Pour Alain Gras et Gérard Dubey, la technologie est d’abord, en effet, une vision du monde. Ils s’intéressent au «système macro-technique» et interrogent l’action de la supposée «fée» électricité, vecteur énergétique qui se révèle dans trois domaines principaux: la lumière, la force, l’information et dont l’immatérialité la fait passer pour innocente. Rappelant que l’électricité n’est qu’un vecteur énergétique et que son efficacité repose essentiellement sur le pouvoir du feu, les auteurs expliquent qu’écologiquement parlant, les dégâts et les déchets qu’elle engendre étant cachés en amont ou en aval de son utilisation.

Alain Gras dont on retrouve une courte bio en 5 dates à la fin de l’interview, est notamment auteur des ouvrages suivants: Les macro-systèmes techniques (1997), Fragilité de la puissance (2003), Le choix du feu (2007), Oil, petite anthropologie du pétrole (2015).

Interview:

De quoi parle votre livre?

De la manière dont notre société est devenue totalement dépendante de l’électricité, dans un premier temps, et dans un second temps de l’impérialisme de cette technologie qui finit par être le seul moyen que nous avons de vivre dans ce monde et s’accompagne d’une évolution inattendue, celle de constituer une menace pour notre liberté.

Tout ce qui est data center, wifi, ondes hertzienne, comme tout ce qui est lié à la communication virtuelle… c’est par l’électricité que ça passe puisque l’électricité fut le premier moyen de communication instantané. S’il y a quelque chose qui appartient à notre monde, c’est bien l’instantanéité de la relation et cela a été permis grâce à la première machine de transfert de l’information, que fut le télégraphe. Curieusement les deux premiers moyens au cœur du progrès technique, le train et le télégraphe naissent en même temps dans les années 1830. Et l’électricité pousse la vitesse à son extrême aspect qui est l’instantanéité de la présence à distance.

On a longtemps parlé de l’électricité comme de la fée-électricité. Pour vous, il en va tout autrement: pouvez-vous expliquer votre point de vue?

C’est l’autre point. L’électricité est utilisée de manière mensongère par les politiciens de la transition, y compris une partie des verts engagés dans ce débat. En effet, elle n’existe pas en tant qu’énergie, elle est un vecteur énergétique: elle transporte de l’énergie mais n’est pas une énergie. Et ce discours qui présente différents vecteurs énergétiques comme étant des énergies propres, est vraiment une illustration de la manière dont on se moque du monde dans notre société médiatique actuelle.

Je saute les siècles. L’électricité c’est le début du 19ème siècle. Aujourd’hui c’est l’hydrogène, qui est aussi un vecteur énergétique, que l’on met en avant. L’électricité et l’hydrogène sont liés dans le mensonge et dans la manière de les produire. L’électricité est produite par une énergie, thermique, à 80%, si l’on inclut l’uranium. Et elle transporte simplement cette énergie à travers son réseau qui nous enserre dans une nasse technologique de laquelle on ne peut plus sortir. Par exemple, l’hydrogène que l’on nous vante comme nouvelle solution miracle de la transition n’est que le vecteur d’un autre vecteur: il est produit par de l’électricité laquelle provient d’un générateur en général fossile, puis à grand frais énergétiques il est comprimé à -700 bars (atmosphères), et emprisonné dans de lourds réservoirs pour ensuite donner… de l’électricité! On imagine le rendement du processus, autour de 30%. L’électricité ne nous fait pas sortir de la société thermo-industrielle, elle la prolonge sous une forme masquée.

L’action de l’électricité n’est donc en rien innocente, d’autant moins qu’elle est couplée à la numérisation… est-ce bien cela?

Le numérique c’est de l’information, de la communication. La machine la plus rudimentaire déjà citée c’est le télégraphe, avant le numérique, créé pour la régulation des trains. Son langage «morse» est déjà un outil binaire. La manière dont s’est constitué ce monde virtuel remonte donc à ce moment fatidique de l’anthropocène. Il s’agit de dispositifs électriques: centres de régulation, plateformes, data center, bitcoins, etc. mais ce virtuel représente une quantité gigantesque d’énergie thermique. La consommation des bitcoins, par exemple, est supérieure à celle de l’Irlande. Pourtant on ne parle jamais de cette forme de pollution, car l’électrique parait propre sur place à la différence de la vieille machine à vapeur.

Nous serions en quelque sorte dans une Matrix, selon votre co-auteur et vous…?

Oui car d’une part la viabilité du système numérique dépend entièrement de l’électricité. D’autre part cette nasse qui enserre la planète provient de la globalisation électro-numérique. Le monde est un macro-système technique dont nous, les individus, sommes les éléments connectés en bout de course, insérés de force dans cette toile sans couture, le web, et enfermés dans une prison numérique.

Est-il possible de sortir de cet enfermement?

Dans la conclusion de l’ouvrage, baptisé épilogue, nous reconnaissons que nous ne sommes pas capables de donner des solutions. Une solution ne pourrait venir que d’une réflexion générale sur notre modernité, sur notre imaginaire de l’avenir. La manière dont l’électricité nous a englué dans une réalité que l’on ne peut plus maîtriser, nous empêche de trouver des solutions, du moins pour l’instant. Ce monde n’a plus de sens… 5G, nano, … quelle image du futur en tirons-nous? Pour rêver d’un avenir, il faudrait le penser à partir de notre affectivité, de nos émotions, de notre espérance. Or, nous sommes englués dans une boue intellectuelle où se noie notre liberté de penser, comment retrouver une autonomie par rapport à la mégamachine électro-numérique qui broie notre capacité à penser l’avenir? Avons-nous été consultés pour la 5G qui nous emprisonne un peu plus dans cet univers, et le serons-nous pour la 6G et les 6+n? Pourtant cela concerne directement notre manière de vivre au quotidien.

Si je devais dire une chose de l’électricité, ce serait de revenir à la conscience des limites qu’impose notre existence terrestre. Le milieu naturel nous confronte à ces limites, que l’on veut sans cesse nous faire transgresser or l’électricité pousse à son comble la propension à la démesure par la magie de son action. Son nom de fée qu’elle reçut à l’exposition universelle de 1884 cache ainsi son aspect diabolique car elle nous enferme dans un monde sans avenir autre que technologique dont elle est la principale composante. Pour en sortir il faudrait briser ce carcan qui encercle notre imaginaire en se battant contre la démesure caractéristique de ce progrès technoscientifique, afin de retrouver un équilibre par un renoncement à l’obsession de la croissance. Utopie ridicule ou seule branche à saisir afin de remettre les pieds sur terre?

A. Gras en 5 dates:

  • 1964: après un mélange de genres mathématiques et physiques, sciences po et sociologie bourse pour le premier Master européen en sciences sociales à Stockholm, professeur assistant à l’Université de Lund jusqu’en 1969, expérience intéressante de l’adaptation du luthéranisme à la morale du progrès.
  • 1971: suite à expérience africaine, Ghana, thèse avec Jean-Claude Passeron et Raymond Aron, chercheur dans son Centre Européen de sociologie historique, professeur associé à l’École des HEC, mission au Maroc pour la création de l’ESCAE, Casablanca, expérience pratique de la transplantation du néolibéralisme américain.
  • 1989: suite à mission au Brésil (PNUD) et thèse d’État, élu professeur de sociologie des techniques à l’UFR de Philosophie Paris 1, et création du Centre d’Étude des techniques, des Connaissances et des Pratiques, CETCOPRA avec comme première recherche sous ma direction la révolution numérique dans le cockpit de l’Airbus 320, nommé expert judiciaire dans l’accident du Mont Ste Odile. 1992: début de l’installation dans le paysage numérique, high-technologique et techno-progressiste.
  • 2000: engagé naïvement dans la prospective («Clés pour la Futurologie») prise de conscience de la manière dont la science devenue technologie appliquée étouffe toute autre revendication d’avenir par sa collusion avec le productivisme marchand et néolibéral; mise en place théorique de société thermo-industrielle et du concept de macrosystème technique.
  • 2010: devant l’invasion totalitaire du numérique dans les sciences sociales, la manière digitale imposée au plus haut niveau politique pour penser les sciences sociales («les humanités digitales», selon la CE), et la sociologie devenue consulting au service de la bien-pensance, noue des relations avec le mouvement de socio-anthropologie dont le co-auteur du livre en question, Gérard Dubey, ancien du Cetcopra et professeur à l’École des Mines Télécoms, est un des chefs de file; co-rédacteur en chef de la revue Socio-Anthropologie.