14 mai 2024
réel métaphysique

Élargir la Raison

À propos de l’ouvrage Métaphysiques: Le sens commun au défi du réel de Jean-Marc Ferry, éditions du Cerf, févr. 2021, 234 pages, ISBN 978-2-204-13999-1 et, du même auteur Qu’est-ce que le réel?, éditions Le Bord de l’Eau, janv. 2020, 162 pages, ISBN 978-2-356-87663-8

Entretien inédit, février 2021.

Introduction:

Un philosophe nous invite à penser hors des limites généralement admises.

Interview:

Quelle est l’intention de votre récent livre?

Tenter de faire le clair sur deux défis:

1) Le défi que le monde de la vie lance à la science à travers le témoignage d’expériences vécues extraordinaires, dites parfois «impossibles» (expérience de mort provisoire, bi-localisation, sorties hors du corps, rencontres du troisième type, etc.). Au lieu de renvoyer ces témoignages à des hallucinations, ou, au mieux, au paranormal (sous-entendu, hors-champ scientifique), il convient de les prendre au sérieux comme des phénomènes dont la réalité est avérée, bien qu’on ne puisse à leur sujet parler de faits établis.

2) le défi que lancent à la Philosophie les découvertes de la science contemporaine, en particulier dans le domaine de la Physique théorique sur ses deux branches principales: dans l’infiniment grand, la théorie de la gravitation, la relativité générale; dans l’infiniment petit, la théorie des particules, la mécanique quantique. Il s’agit d’hypothèses contre-intuitives qui semblent contredire les principes fondamentaux de l’entendement humain (par ex., le temps se dilate tandis que l’espace se contracte, l’univers est à la fois vide et matière, la lumière est à la fois onde et particule, la particule est partout à la fois avant d’être observée…).

Chacun de ces deux défis pose question. En regard du premier défi, celui du monde vécu à la science, je demande: Comment, sur un terrain méthodologique, gérer la conjonction de l’incroyable et de l’irrécusable? Par rapport au second défi, celui de la science à la philosophie, je demande: Comment, sur un terrain ontologique, gérer la disjonction du possible et du pensable?

Quels sont les enjeux?

Répondre à la question: Qu’est-ce que le réel? Vieille question, certes, mais elle est activée, actualisée, aujourd’hui, par la situation spirituelle de notre temps. Autant que je puisse voir, cette situation est «pré-apocalyptique» en un sens premier, étymologique, celui d’un dévoilement, de révélations. Notre bulle de réalité éclate. La conception que nous nous faisons de notre place dans l’univers s’ébranle. Le «simple fait» de savoir maintenant qu’existent dans l’univers des milliards d’exoplanètes telluriques qui orbitent autour d’un astre solaire, cela nous invite à rompre avec la représentation, encore récente, selon laquelle la Terre serait un îlot privilégié pour la vie, et l’homme de la Terre, la seule humanité. D’autres «révélations» nous porteront à envisager que notre humanité civilisée remonte bien au-delà de Sumer, et que, même, d’autres humanités auraient existé sur Terre avant la nôtre; que le modèle d’une évolution plus ou moins continue, de Homo erectus à Homo sapiens sapiens est une séquence très incomplète et partielle, voire trompeuse, de l’histoire de l’espèce… et beaucoup d’autres choses… par exemple, que la fatalité d’un néant qui nous attendrait au bout d’un assez bref chemin de vie est un postulat révisable.

Vous développez une théorie grammaticale du temps. Qu’est-ce à dire?

La Grammaire est en effet au cœur de mon livre. Quel rapport avec la question ontologique par excellence, «Qu’est-ce que le réel?». La Philosophie a souvent associé la question de l’être à celle du temps, y compris lorsqu’elle tentait d’établir que l’être véritable est intemporel, alors que d’autres ont au contraire affirmé le caractère indissociable de l’être et du temps. Or, qu’est-ce que le temps? La Physique contemporaine le présente comme une «quatrième» dimension, ajoutée à celles de l’espace. Le temps de la Physique est dépourvu d’époques (ni présent, ni passé, ni futur), de modes, de voix, de personnes. Issu de la thermodynamique, son image est indexée sur le mouvement non réversible de la chaleur (du chaud vers le froid). La Cosmologie scientifique d’aujourd’hui ne retient ainsi plus rien de notre intuition du temps, cette intuition, que Kant disait «interne», d’un écoulement assorti de la conscience d’un avant et d’un après. En revanche, la théorie d’un «temps opératif», chez Gustave Guillaume, grammairien et linguiste de génie, expose, sous le titre d’une «chronogénèse verbale», le processus diachronique de formation des catégories ou déterminités: temps, modes, voix, personnes, aspects, qui caractérisent la grammaire du verbe.

Pourquoi s’intéresser à la chronogénèse verbale?

Parce qu’elle éclaire la façon dont se constituent nos rapports au monde en leur épure essentielle. Voici le noyau de ma thèse: 1) le réel n’est pas le monde, bien que le monde soit réel; 2) il n’y a pas de monde sans une conscience qui configure les rapports au monde; 3) une telle configuration est le fait d’une conscience grammaticalisée — en ce qui nous concerne, selon les différenciations de temps, modes, voix, aspects, personnes pronominales.

En somme, la grammaire du verbe est notre véritable ontologie. Au-delà de son concept «scolaire», celui de nos manuels, son concept «cosmique» exprime le noyau universel de notre identité personnelle. Sans elle, nous ne saurions nous entendre entre nous à propos du monde, par-delà la différence des langues, car c’est elle qui permet de traduire les langues les unes dans les autres. La grammaire du verbe code nos rapports au monde et représente l’architecture fondamentale du monde commun. D’où son intérêt majeur pour la Philosophie.

Question plus politique: quelle analyse faites-vous du fait d’être catalogué comme «complotiste» dès lors que l’on exerce son sens critique?

Spécialement dans le contexte de la crise sanitaire, l’accusation de complotisme est devenue une arme d’intimidation massive à disposition d’une gouvernance post-démocratique, épaulée par les médias mainstream. En France, la stratégie sanitaire est marquée par le «tout hospitalier», le «tout vaccinal», le «tout interdictif» de l’assignation à résidence. Les critiques portées à l’encontre de cette stratégie psychorigide sont aussitôt taxées de conspirationnistes, tandis que des dogmes officiels se sont mis en place: 1) il n’existe aucun traitement médicamenteux digne de ce nom; 2) la médecine libérale et les officines pharmaceutiques n’ont rien à apprendre aux Autorités supérieures de la Santé; 3) à côté des études randomisées et des courbes prospectives, les pratiques assidues du soin et du suivi médical ne sont qu’artisanales; 4) ceux qui contestent ces dogmes sont des hérétiques méritant, à défaut de l’excommunication ou du bûcher, l’exclusion médiatique et la convocation devant le Conseil de l’ordre. Quant à l’anathème de jadis, il se maintient dans la stigmatisation du «complotisme».

Ce qui parle à travers cette bouffée délirante n’est autre que la pulsion de mort, le Thanatos: supprimer la vie au motif de sauver des vies. Pour le moment, la société française est engourdie par un matraquage quotidien, lequel est parvenu à instiller une sorte de terreur, en mettant les gens face à ce refoulé suprême qu’est l’imminence de leur propre mort. Comment ne pas s’attendre à une montée du complotisme? Si, de ce côté, on redoute le grand reset, je préfère diriger mes attentes vers le grand réveil.