26 avril 2024
l'archipel humain

L’archipel de la conscience interculturelle

À propos de l’ouvrage «L’archipel humain: Vivre la rencontre interculturelle» de Philippe Pierre et Michel Sauquet, éditions Charles Léopold Mayer, préface de Michel Wieviorka, 362 pages, 41 francs

ISBN 978-2-843-77232-0

Interview effectuée en septembre 2022; texte inédit.

Philippe Pierre est consultant, sociologue et ancien DRH.

L’auteur en 5 dates:

  • 1992 – 2008 Carrière de DRH au sein de Total et de L’Oréal tout en étant chercheur associé au CNRS et enseignant en interculturel (Paris Dauphine, Sciences Po).

  • 2003 « Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation », Le Seuil (avec Dominique Martin et Jean-Luc Metzger).

  • 2008 « Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise », L’Harmattan (avec Evalde Mutabazi).

  • 2017 « L’Homme mondialisé. Identités en archipel de managers mobiles », L’Harmattan (avec Pierre-Robert Cloet).

  • 2022 « L’Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle », ECLM (avec Michel Sauquet).

Introduction:

Philippe Pierre et Michel Sauquet sont certainement les auteurs francophones les plus influents dans le domaine de l’Interculturel par-delà les frontières. Le format de cette interview avec le premier d’entre eux est exceptionnellement long.

Interview:

Que défendiez-vous dans votre premier ouvrage «Mobilité internationale et identités des cadres» (2003)?

La possibilité de «bricolage» de nos identités. Dans cet ouvrage, je me suis attaché à étudier «de l’intérieur», en tant que salarié, sur le temps long, un phénomène important pour toutes les organisations cherchant à devenir «mondiales» : la gestion de la mobilité géographique de leurs managers. Et j’ai pu constater, pour celles et ceux qui vivent d’intenses déplacements en différents pays, que la «culture», comme système d’interprétation acquis dès le plus jeune âge, était aussi une «compétence» en acte. On peut partiellement jouer de son accent, de son apparence, de ses « origines », de son nom, d’emblèmes claniques, de pratiques cultuelles, de rituels alimentaires… pour conquérir du pouvoir en situation et même faire carrière en entreprise. Et alors, la personne se transforme en même temps que son milieu d’accueil. Des managers vont jouer de différentes « stratégies identitaires » en terre étrangère: du repli quasi-total sur leurs cultures nourricières à la perméabilité quasi-complète aux éléments culturels du pays d’accueil ou de l’organisation qui les emploie. C’est le sens du sous-titre de cet ouvrage de 2003: Des usages de l’ethnicité dans l’entreprise mondialisée. La question est de pleine actualité aujourd’hui avec la thématique du management interculturel, qui ne peut plus évacuer la question identitaire et, depuis longtemps, s’en tenir aux seules comparaisons nationales.

J’y défendais aussi, inspiré par Renaud Sainsaulieu ou Norbert Alter, une posture de sociologue intervenant en entreprise – à temps plein – comme manager. Et qui ne peux que difficilement s’abstraire d’une pratique adjacente de recherche et de formation s’il veut continuer à maintenir sa posture critique de sociologue. Je suis convaincu que le travail du chercheur ne consiste pas à substituer une représentation scientifique à celle des acteurs qui seraient eux dans le sens commun mais à mettre en perspective les représentations de différentes catégories d’acteurs. Pour ce faire, il lui faut être suffisamment intégré à la vie des équipes afin de recueillir des confidences, découvrir des écarts au prescrit, des langages et des conduites codées et tenter, en même temps, de préserver une familiarité distante, une certaine extériorité du regard. On peut parler de «sociologie pratique».

La reconnaissance est un concept important dans vos travaux («Pour un management interculturel», 2008, et «Les Discriminations», 2010, avec Evalde Mutabazi). Quel(s) lien(s) avec des philosophes comme Axel Honneth et Charles Taylor notamment?

La mobilité internationale incite les managers à reconnaître la présence en eux d’un étranger déprécié, aimé ou idéalisé, parfois à reformuler leur sentiment d’appartenance en acte de revendication. Je suis frappé par le fait que les êtres humains ne sont conscients de ce qui est culturellement spécifique à leur trajectoire, famille, village ou entreprise que dans la mesure où ils rencontrent des contre-modèles. Un peu comme en photographie, il nous faut le négatif pour que surgisse clairement le sujet positif.

Et dans l’entreprise mondialisée, celle qui cherche à créer des équipes plurinationales efficaces en différents pays, différentes régions, tout le monde possède un savoir et beaucoup veulent voir leurs choix de vie, leurs lieux de mémoire, le monde de leurs aïeux, respectés. Le tout, c’est de mettre ce savoir ensemble et ces enracinements en valeur. Ce qui est nouveau, c’est que les entreprises ont à intégrer l’immigré de l’extérieur mais aussi le fils de l’immigré de l’intérieur, notre compatriote, qui apparaissent aux personnes racistes comme une seule et même figure voire, pour certains, une seule et même menace. C’est parce que l’Autre s’est rapproché, vit avec nous, que tout le monde devient – de plus en plus – «un peu étranger» en entreprise et que le problème de l’exercice du pouvoir y soulève le problème de l’identité et des appartenances protectrices à des groupes culturels qui coopèrent ou s’opposent.

Axel Honneth ou Charles Taylor éclairent, pour moi, ce temps présent des identifications fortes mais peu compatibles. Ce temps des identités culturelles qui est aussi celui d’un individu pluriel, écartelé souvent, qui rappelle combien la spécificité individuelle et son exacerbation sont devenues dans notre société, depuis la Renaissance, les bases de l’affirmation d’une identité distinctive. À Florence, rappelait Georg Simmel, chacun voulait porter des vêtements d’une façon qui n’appartînt qu’à lui, affichant «la valeur de l’être unique»1. Il en est certainement de même aujourd’hui sans que la majorité des individus puissent le faire.

Un individu ne risque pas de perdre sa culture, et de se perdre lui-même, par simple éloignement géographique mais surtout par les expériences négatives et conflictuelles qui affectent la représentation qu’il a de lui-même. Dans un mouvement pendulaire entre origines et groupes d’appartenance, c’est l’absence de reconnaissance du milieu d’accueil qui déclenche mécanismes de défense, replis narcissiques ou ce que les psychologues cliniciens appellent « sur-affirmation » d’un soi déprécié.

Dans la plupart des études sur le management interculturel, on tend encore à évacuer cette base identitaire du sujet au travail. Dans un rapport quasi-mécanique, l’individu réactiverait les spécificités culturelles de son groupe et de sa culture nationale. Mais comment analyser les salariés à la frontière de leur(s) culture(s)? Comment comprendre la capacité à relier culture d’origine, culture d’entreprise et culture professionnelle de cet expert-comptable anglais, né en Inde, marié à une Indonésienne, et recruté aux États-Unis pour le compte de la filiale d’un groupe industriel français qui se définit comme «mondial»?

Quel(le)s autres penseurs vous ont marqué ?

Ces «salariés frontières» ou «salariés passeurs» vivent dans un monde global et strié, un capitalisme de la vitesse absolue que les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari qualifiaient de «lisse et déterritorialisé2» et qui est devenu le cadre le plus large dans lequel doivent être insérés les phénomènes sociaux de notre temps, du moins si nous voulons en comprendre la nature intime. Mais, dans ce monde, il y a et il y aura toujours de «l’archaïque en jeu3»: plus on cherche à évacuer le symbolique, plus il a tendance à faire retour.

Une vie au travail ne devient une existence que si elle peut être racontée. J’ai travaillé avec des managers en prise avec le risque de vies disloquées et qui devaient en quelque sorte sans cesse agencer ensemble l’idée qu’ils se faisaient de la culture de leurs pays d’accueil, de leurs cultures nourricières, de la culture de leur entreprise, de la culture qu’ils se font de leur métier… Et le faisait de plus en plus à l’écran, dans des équipes déspatialisées. A distance de leurs amis et de leurs familles. D’une certaine manière, je pense que ces individus sont toujours en dissonance, toujours en résistance aussi, c’est-à-dire en adaptation instable dans un enchevêtrement souvent forcé des sphères intimes, personnelles et professionnelles. Et ces managers internationaux cherchent des moyens de se raconter un récit sur eux-mêmes qui leur apparaisse cohérent. En situation de dépaysement, on est toujours dans une dimension forte de narration, ce que le philosophe Paul Ricoeur, héritier en cela de la tradition wéberienne, rappelle aux sociologues qui veulent le lire: «que quelque chose persiste en changeant, voilà ce que signifie durer»4. En organisation, une forme retorse d’oubli peut exister, elle consiste en la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes et de faire des ponts de leurs racines.

Venons-en à votre dernier et récent ouvrage écrit avec Michel Sauquet et qui semble être un aboutissement de votre travail: qu’y défendez-vous?

Nous pointons le danger d’un cosmopolitisme débridé sous couvert de «diversité» généralisée. Les deux axiomes qui veulent que le changement soit «amélioration» et que le mélange soit «enrichissement» sont affirmations fausses quand on les systématise. Claude Lévi-Strauss avait su pointer les limites d’un commerce mondial des cultures, où le temps court d’un «maintenant» à l’autre, risquant d’aboutir à un appauvrissement universel et irréversible, à une uniformisation mortelle.

Nous continuons d’explorer le thème des bricolages identitaires et des dynamiques interculturelles. Ce qui arrive est toujours autre chose que ce que nous avions attendu.

Nous affirmons qu’il faut en finir avec les certitudes conquérantes et assumer l’incertitude. Nous avons certes besoin de l’Autre pour savoir en quoi nous différons de lui. Mais on ne discute jamais assez du fondement même des notions avec lesquelles on pense et on débat avec lui. On n’interroge pas suffisamment les fondements cachés de nos obligations morales, celles que l’on reçoit et celles que l’on se fixe. Face à la poussée de propos péremptoires et provocateurs – que la pandémie 2020-2021 a fait brutalement fleurir comme des boutons d’acné –, selon les mots de Michel Sauquet, il nous faut avoir, suivant la belle expression de Raymond Aron, le « suprême courage de la mesure ». Cette mesure, ce sens nécessaire de la nuance, permet un dialogue utile et constructif. Nous le nommons interculturel. Le défi qui se présente à nous est toujours de parvenir à passer d’une logique du « ou », où l’on se pose en s’opposant – c’est toi ou moi, tes valeurs et tes méthodes ou les miennes, le bloc de l’Ouest ou le bloc de l’Est, les Beatles ou les Rolling Stones, les « rouges » ou les « calotins »… -, à une logique du « et » – toi et moi appelés, sans l’avoir forcément choisi, à travailler ensemble et à trouver des repères communs pour avancer. Pour surmonter le risque de clôture de l’univers des premiers signes apparents.

«L’homme, c’est la joie du oui dans la tristesse du fini» écrivait Paul Ricoeur5. Alors, en ce cas, l’étranger est un ami que l’on ne connaît pas encore.

La créolisation est un concept important dans vos derniers écrits…

Nous partageons l’idée de Martine Abdallah-Pretceille, pour qui, « davantage que le métissage des cultures, c’est la culture du métissage qui tend à devenir l’axe de création des processus culturels6 » en nos sociétés occidentales. Mais nous préférerons, dans cet ouvrage, la notion de créolisation à celle de métissage (mythe du mélange des sangs) ou de syncrétisme (fiction du mélange des cultures).

L’œuvre d’Édouard Glissant, dont nous nous inspirons, a magnifiquement expliqué les distinctions à faire entre métissage (qui renvoie aux contrastes visibles et à la conscience d’une distance originelle entre géniteurs), mélange syncrétique possible (qui pourrait s’appuyer sur l’idée d’une pureté des substances ou cultures en contact, d’un patrimoine héréditaire à préserver, d’un majeur et d’un mineur…) et le différent. Un différent comme particule élémentaire, imprévisible du tissu du vivant et élément principal des relations tramées par les individus dans le monde. Un écart et une articulation entre deux langues, entre deux mondes, bref, une expérience qui se démarque précisément de l’opposition binaire entre centre et périphérie qui est celle en général des pouvoirs dominants (la métropole, le siège, la capitale…). L’identité culturelle ne nait pas, elle continue.

«Il m’arrive souvent, quand je dis sans y prendre garde: “Ma vie”, de me demander involontairement: “Laquelle de mes vies?”», écrivait Stefan Zweig7? Avec la vigueur des processus multiculturels comme mode de développement principal de nos sociétés pluralistes, on ne doit plus rechercher, pour le sujet, de «racine unique» ou de «source» des origines, car la nature des processus change constamment d’état à mesure qu’elle augmente ses connexions, qu’elle renforce ses multiplicités. Admettre cela, c’est explorer la variation comme culture. Et cesser d’être dans l’obsession classificatoire des cultures nationales et de leurs supposées différences.

La créolisation serait donc un métissage dont on ne peut prévoir les résultats. La formule du mélange est par nature imprévisible. On n’arrête pas les processus de créolisation et l’appropriation de signifiants apparus sous d’autres cieux. La mise en relation de tous les lieux du monde et donc de leurs valeurs. Le droit d’avoir une politique à soi pour son lieu dans un système de relations plus globales. On parlera avec Édouard Glissant de «spécificité ouverte». Et les marges vues autrefois comme «imparfaites», sans «identité propre», ces sociétés créoles fondées d’abord sur la violence, sociétés créées sans avoir été désirées, aident à penser, parce qu’elles le préfigurent, le devenir d’autres sociétés. Le multiple n’est plus une tare, mais une source8. Une source de liaison comme ces racines itinérantes qui courent à fleur de terre et captent ce qu’elles trouvent. Cela ouvre aux notions de rhizome et d’archipel, au cœur de notre dernier ouvrage.

Notes de fin de document:

1 Georg Simmel, Philosophie de la modernité. La femme, la ville, l’individualisme, Payot, 1989, p. 294.

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. II : Mille plateaux, Minuit, 1980.

3 Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017.

4 Paul Ricoeur, Temps et récit, Le Seuil, 2016.

5 Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté, tome 2, Aubier, 1988.

6 Martine Abdallah-Pretceille, « Préambule », in Marc Debono et Cécile Goï (dir.), Regards interdisciplinaires sur l’épistémologie du divers. Interculturel, herméneutique et interventions didactiques, EME Éditions, 2013.

7 Stefan Zweig, Le Monde d’hier [1944], Belfond, 1993.

8 Jean Benoist, « Métissage, syncrétisme, créolisation : métaphores et dérives » Études créoles, vol. 19, n° 1, 1996, p. 47-60.