28 avril 2024
les lumière pas mortes

Non, les Lumières ne sont pas mortes!

À propos de l’ouvrage Les Lumières à l’âge du vivant de Corine Pelluchon, éditions du Seuil, coll. «L’Ordre philosophique», 324 pages, 39 francs ISBN 978-2-021-42501-7

Publié dans le supplément INDICES de L’Agefi, janvier 2021.

INTRODUCTION:

Pour autant que l’on revisite les idées des Lumières et que l’on tienne compte de notre dépendance à l’égard de la nature et des autres vivants, l’idéal d’émancipation des Lumières a encore un sens aujourd’hui, défend Corine Pelluchon. La philosophe propose de nouvelles Lumières.

INTERVIEW:

Pouvez-vous rappeler ce que représentent Les Lumières?

Les Lumières désignent moins un siècle ou un continent qu’une attitude qui se caractérise par le fait d’avoir un rapport critique au présent. Cette réflexivité permet de prendre conscience des défis à relever afin de renouer le lien entre théorie et pratique et d’orienter le devenir. L’idée que l’avenir n’est pas figé et qu’il dépend de la manière dont on institue le sens en s’affranchissant de représentations fausses ou périmées témoigne de l’importance de la liberté de penser et de l’autonomie. Ainsi, les Lumières sont le processus toujours inachevé par lequel, à chaque époque et dans plusieurs continents, les êtres humains essaient d’affirmer la valeur de la liberté. Cet idéal d’émancipation à la fois individuelle et collective explique que les Lumières soient toujours associées à un projet de société faisant reposer l’organisation sociale et politique sur l’autonomie des sujets et sur l’égalité, et non sur un ordre hiérarchique ou théocratique. Cet idéal démocratique ou républicain va de pair avec la conviction que l’humanité est une, ce qui s’oppose aux anti-Lumières qui défendent un projet de société contraire et prônent le nationalisme. Enfin, les Lumières sont indissociables de l’affirmation du rôle de la rationalité et de l’effort pour s’arracher aux préjugés et pour lutter contre toutes les formes d’obscurantisme, quitte à remettre en question des pans entiers de la tradition.

D’aucuns pensent que Les Lumières ont été une parenthèse, aujourd’hui refermée…

À l’extrême droite, les anti-Lumières veulent imposer une organisation sociale hiérarchique fondée sur la religion et justifient l’assujettissement d’une partie de la population par des préjugés essentialistes ou racistes. Leur haine de la raison est une arme de guerre pour diviser la société. Mais les Lumières sont aussi critiquées à gauche, par les féministes et les postcoloniaux qui jugent qu’elles ont été impérialistes et violentes. Cependant, les critiques venues des post-modernes n’aboutissent pas au rejet du projet des Lumières d’établir une société inclusive. Au contraire. C’est pour le compte des idéaux des Lumières (liberté, égalité, justice) que les postmodernes ont dénoncé le faux universalisme des Lumières passées. Leurs critiques doivent être prises au sérieux. Toutefois, ce n’est pas une raison pour jeter par-dessus bord tout idéal universaliste. Car on ne peut pas s’en tenir à des communautés particulières juxtaposées les unes aux autres et parfois opposées les unes aux autres. Si nous voulons construire un projet commun et lutter contre les fléaux que sont l’économisme, l’autonomisation de la technique, la montée des nationalismes, il nous faut des repères. C’est pourquoi je propose de repenser les Lumières en pensant un universalisme en contexte et latéral, accueillant à la diversité des formes de vie et des cultures, mais fondé sur notre communauté de destin, sur notre condition terrestre et charnelle. Il y a une seule planète, une seule humanité, et une diversité de cultures et de perspectives.

Ces Lumières, comment donc les rallumer?

En faisant leur autocritique et en expliquant comment le progrès s’est inversé en régression, le rationalisme en irrationalité. Une de mes hypothèses est qu’il y a eu une double amputation de la raison. À la modernité tardive, donc après le XVIIIème siècle, le vrai se confond avec l’utile et la raison devient un instrument de calcul, ce qui génère un rationalisme instrumental menant à la réification des humains et des vivants. Mais, de manière plus originaire, la séparation de la raison et de la nature, propre à l’Occident, est le vice de notre civilisation. Sortir de la dialectique destructrice de la modernité implique de sortir de ce que j’appelle le Schème de la domination qui est une domination des autres et de la nature à l’extérieur et à l’intérieur de soi. La prise en compte de notre corporéité et de notre condition terrestre permet de sortir la raison des rets de la domination et c’est pour cela que les nouvelles Lumières sont écologiques. L’écologie pensée comme la rationalité de notre habitation de la Terre a une force émancipatoire et peut promouvoir un humanisme de l’altérité et de la diversité.

L’AUTEURE EN 5 DATES:

  • Naissance en 1967
  • Leo Strauss; une autre raison, d’autres Lumières (Vrin, 2005)
  • Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015)
  • Professeure de philosophie à l’université Gustave Eiffel (Marne-la-Vallée)
  • Éthique de la considération (Seuil, 2018).