14 mai 2024
libéralisme autoritaire

Une lame de fond

À propos des ouvrages Du libéralisme autoritaire: Carl Schmitt. Hermann Heller traduit, présenté et annoté par Grégoire Chamayou, éditions Zone, 140 pages, 26 francs ISBN 978-2-355-22148-4 et de La société ingouvernable: Une généalogie du libéralisme autoritaire de Grégoire Chamayou, éditions La Fabrique, 326 pages, 34 francs ISBN 978-2-358-72169-1

Publié dans le supplément INDICES de L’Agefi, décembre 2020.

Le philosophe Grégoire Chamayou met en lumière les voies par lesquelles un art de gouverner teinté à la fois de libéralisme et d’autoritarisme s’est finalement imposé. Où «la formule “libéralisme autoritaire” a été ironiquement proposé en 1933 par le juriste allemand antifasciste Hermann Heller, à propos d’un discours de son adversaire, Carl Schmitt, juriste fasciste rallié à l’idéologie nazi.»

Depuis la montée en puissance des mouvements politiques conservateurs en Grande-Bretagne et aux États-Unis au début des années 1980, le monde s’est sévèrement droitisé. La moralité punitive prenait le pas sur les valeurs de solidarité. Au plan monétaire, les taux d’intérêt devenant supérieurs au taux d’inflation, l’endettement rimait avec appauvrissement. Ainsi, l’écart entre les riches et les pauvres n’a cessé de s’élargir. À tel point que l’on a atteint aujourd’hui une situation plus inquiétante sans doute, en termes d’inégalité, que celle qui prévalait au début du vingtième siècle! La financiarisation incontrôlée depuis les années 1990, a ajouté à l’aspect délétère que l’on connait au plan social. Où la suffocation, voire l’asphyxie ressentie à travers le monde, prévaut comme marqueur de notre époque. Cela étant, la compréhension de la situation présente à partir de la montée des mouvements conservateurs et la mise en place de politiques monétaires restrictives, pour pertinentes qu’elles soient, ne révèlent que l’écume des choses. Il convient de recourir à d’autres éclairages pour rendre compte des dynamiques qui ont conduit à la situation actuelle en matière d’«art de gouverner». À cet égard, les travaux du philosophe Grégoire Chamayou méritent d’être convoqués.

Dans son ouvrage «La société ingouvernable: une généalogie du libéralisme autoritaire», ce penseur met au centre de ses réflexions, l’«entreprise» étant devenue une institution centrale de nos sociétés dans les années 1970. Il étudie donc, pour aborder les formes de gouvernement, le «gouvernement privé», plutôt que le pouvoir d’État et la souveraineté politique comme cela se fait traditionnellement. Et défend l’idée que les milieux financiers, soutenus par des dirigeants d’entreprise, des lobbyistes, des économistes, ont imaginé une «révolution managériale» pour contrer un séisme social qui menaçait le capitalisme dans les années 1970. Rappelons que cette décennie avait été marquée par un climat général de contestation et de révolte. Grégoire Chamayou propose donc une «philosophie critique de l’entreprise» où il retrace la généalogie d’un nouvel «art de gouverner». Après le juriste antifasciste allemand des années 1930, Hermann Heller, il nomme cette forme: «libéralisme autoritaire»…

Dans le tout récent ouvrage qu’il signe, «Du libéralisme autoritaire», Chamayou met en scène deux textes inédits en français, écrits dans les années 1930. Dans sa présentation en guise de notice, il restitue le contexte et problématise l’actualité de la notion paradoxale. Le premier texte est une conférence du juriste Carl Schmitt prononcé devant le patronat allemand, intitulé «État fort et économie saine». Le second est celui de Hermann Heller, juriste lui aussi, qui répond à son adversaire dans un texte intitulé «Libéralisme autoritaire?», dans lequel il met en évidence, non sans ironie, le caractère paradoxal de la thèse de son adversaire politique. Publiés il y a un peu moins d’un siècle, ces textes sont d’une brûlante actualité. Dans une phrase mise en exergue, la philosophe contemporaine Ingeborg Maus écrit justement: «Qui critique Carl Schmitt ne se confronte pas à la doctrine d’hier, mais bien plutôt à la pensée dominante d’aujourd’hui».

Citons les premières lignes du texte de la présentation de G. Chamayou pour préciser le décor. «Vous allez lire deux textes ennemis. Ils furent écrits en Allemagne en 1932, quelques semaines avant l’accession au pouvoir de Hitler. Leurs auteurs, Carl Schmitt et Hermann Heller, étaient tous deux juristes. Des théoriciens du droit renommés sous la République de Weimar, des intellectuels engagés, aussi. À part cela, tout les opposait. Schmitt était conservateur, longtemps affilié au Zentrum, pari de centre droit; Heller était socialiste, membre du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate d’Allemagne). Schmitt admirait Mussolini; Heller était antifasciste. Schmitt était catholique, d’un antisémitisme discret d’abord, puis débridé dans les années 1930: Heller était juif et abhorrait le racisme. Schmitt se rallia au parti nazi au printemps 1933 et collabora activement avec le régime; Heller dut prendre, la même année, le chemin de l’exil. […]».

Devant un parterre de 1’500 personnes représentant le gratin du monde des affaires, le philosophe Carl Schmitt critique l’État total, au sens d’État-Providence, prôné par les démocrates. Il fustigeait cet État «qui s’empare de tous les domaines de la vie humaine», par opposition à l’État libéral qui a sa faveur, un État minimum marqué par un souci de neutralité par rapport à la religion et l’économie, un souci de démarcation entre des sphères réputées séparées – politique et économie, État et société civile, etc. – et un souci de se limiter dans ses interventions tout en se montrant cependant «“assez fort pour se poser dans son autonomie face aux autres forces sociales” et résister à leurs sollicitations». Voulant convaincre le patronat allemand de la nécessité d’un État fort, il suggère finalement, au lieu d’un État total qu’il qualifie de «quantitatif», un «État total qualitatif»! Le juriste antifasciste Hermann Heller lui répond à boulets rouges en dénonçant le projet d’un libéralisme autoritaire, étrange synthèse entre libéralisme économique et autoritarisme politique. La conférence du philosophe d’obédience nazi Carl Schmitt a contribué à rallier le patronat allemand à l’option autoritaire, le nouvel État fort ne devant plus tolérer l’émergence en son sein de forces subversives.

L’histoire pour comprendre le présent.