14 mai 2024
l'autre mental science et fiction

Mystifications

À propos de l’ouvrage L’autre-mental: Figures de l’anthropologue en écrivain de science-fiction de Pierre Déléage, éditions La découverte, 192 pages, 25 francs ISBN 978-2-348-05891-2

Publié dans le supplément INDICES de L’Agefi, octobre 2020.

Les anthropologues et les écrivains de science-fiction poursuivent selon le chercheur Pierre Déléage la même quête d’altérité radicale. Où «même si toute science est nécessairement imprégnée de fiction, il arrive que certains anthropologues, plutôt que de décrire les modes de pensée des sociétés qu’il se proposent d’étudier, décident de les inventer.»

On dit des anthropologues, écrit d’entrée l’auteur de cet essai, qu’ils sont par vocation des spécialistes du relativisme et que, étudiant les langues, les mythes, les rituels de sociétés au mode de vie le plus éloigné possible du leur, ils sont souvent à la recherche d’une forme de pensée inconnue, véritablement «autre», à la fois étrange et saisissante. Notre auteur ajoute qu’il arrive que certains anthropologues fassent un pas de plus, de sorte que, au lieu de décrire les modes de pensée des sociétés qu’il se proposent d’étudier, ils décident purement et simplement de les inventer.

Pierre Déléage met en scène des anthropologues, en fait une généalogie d’anthropologues qui ne s’en sont pas tenus à un travail descriptif, mais ont fait part de beaucoup d’imagination fictionnelle, romançant forcément leurs travaux supposément scientifiques. L’auteur prétend que, même si toute science est nécessairement est toujours imprégnée de fiction, certains anthropologues ont tout de même poussé l’aspect fictionnel trop loin. C’est pourquoi il développe dans son opus une «archéologie de la subjectivité spéculative ou science-fictionnelle» d’anthropologues qui ont introduit de la fiction dans la pensée objectivée des autres – en l’occurrence d’individus de peuplades lointaines –, allant jusqu’à dénaturer cette pensée, voire même carrément la trahir.

Déléage a ainsi décidé de convoquer les travaux de quatre anthropologues, et non les moindres – dont il dénonce les excès – Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Whorf, Carlos Castaneda, et Eduardo Viveiros de Castro –, et de mettre en parallèle leurs travaux et les romans du fameux auteur de science-fiction Philip K. Dick, pour montrer combien leurs travaux ressortissent tous du genre fictionnel. Pour le dire sauvagement, P. Déléage rejette les approches anthropologiques qui introduisent la fiction dans la pensée objectivée des autres!

Les anthropologues et les écrivains de science-fiction ne poursuivent-ils pas au fond une même quête, celle de l’altérité radicale, questionne-t-il? «Certes, argumente-t-il, tandis que les seconds recourent à la fiction pour figurer le monde vertigineux des aliens peuplant leur esprit, les premiers se recommandent de la science pour décrire des sociétés autres qui, aussi étranges et stupéfiantes que nous soient donné à voir leurs mœurs et leurs mentalités, n’en sont pas moins réelles. Cette frontière des genres, il arrive pourtant que certains anthropologues la franchissent: escamotant les modes de pensée des cultures qu’ils se proposent d’étudier, ils y projettent alors leur propre imaginaire métaphysique.»

Il en est ainsi de Lucien Lévy-Bruhl (1900-1925) qui invente une pensée prélogique qu’il attribue aux sociétés dites primitives. Alors qu’un anthropologue devrait commencer par rendre la parole aux chamanes, autrement dit, devrait être attentif aux subtilités de son discours et prendre toutes les précautions nécessaires pour que ce discours puisse être réellement entendu, insiste Déléage, beaucoup trop d’entre ceux aujourd’hui, n’hésitent pas à mettre des énoncés philosophiques parisiens dans leur bouche, à l’instar précisément de Lévy-Bruhl, comme une sorte de colonisation mentale. Il en est de même concernant Benjamin Lee Whorf (1925-1950), un ingénieur de formation qui invente une pensée de l’événement qu’il considère comme immanente à la langue des Hopis.

Il en est ainsi encore de Carlos Castaneda (1950-1975) qui invente une pensée psychédélique qu’il prête à un Yaqui imaginaire! Castaneda a réussi à mystifier jusqu’à ses meilleurs collègues en écrivant de véritables fictions sans aucuns liens avec la réalité de ses «terrains», ses ouvrages s’étant vendus comme des petits pains. Sacré Carlos Castaneda, si l’on ose dire, qui a utilisé tous les subterfuges de l’écriture fictionnelle et fait passer ses écrits pour des travaux scientifiques, bernant la majorité de ses collègues et de ses lecteurs en trahissant la sacrosainte «confiance» accordée aux ethnographes sur laquelle repose l’anthropologie. Parmi nos imposteurs, n’oubliant pas Eduardo Viveiros de Castro (1975-2000) qui invente une pensée multinaturaliste qu’il prétend être dérivée des traditions amérindiennes.

Pierre Déléage exprime son point de vue ainsi: «Plutôt que de lecteurs de philosophes à la mode, nous avons besoin d’anthropologues qui connaissent la linguistique, élaborent des textes, assument le travail compliqué de transposition d’un discours oral en un texte traduit et écrit. Si ensuite on souhaite être créatif, on le fait un peu avant, un peu après, sur les côtés: on peut faire tout ce qu’on veut, mais on ne mélange pas. C’est précisément ce que je reproche aux anthropologues de la généalogie de L’Autre-mental. Certes ils ont été créatifs, mais il aurait fallu placer cette créativité ailleurs: pas dans la bouche des Amérindiens. Je suis très attaché à cette approche critique et j’essaie d’y convertir les étudiants; pour le moment, de toute évidence, c’est un échec, mais je ne désespère pas!» (Cf. revue en ligne Ballast).

L’ouvrage recensé dont le titre est inspiré d’un titre Philip K. Dick intéressera les anthropologues tout comme les lecteurs de science-fiction qui ont sans doute lu l’auteur américain. Déléage expose «le brouillage des niveaux de réalité dans lequel excelle celui-ci pour faire résonner son œuvre avec les fabulations théoriques de cette école de pensée anthropologique informelle» avec quatre de ses représentants. Une réflexion sur les relations entre science et fiction.