15 mai 2024
histoire critique des 90'

Un monde pris de vitesse

À propos de l’ouvrage Une histoire (critique) des années 1990 : de la fin de tout au début de quelque chose, de François Cusset (Dir.), Éditions La Découverte, 2014, 400 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2014.

L’histoire du présent ou plutôt du passé proche est une activité d’autant plus nécessaire que le monde dans lequel nous vivons est marqué par une accélération de plus en plus ressentie et qui tend à favoriser l’oubli et la perte.

L’ouvrage devait à l’origine être un catalogue, commandé dans le cadre d’une exposition sur les années 1984-1999. Littéraire et historien, l’auteur approché pour le diriger a souhaité dépasser le cadre ce simple cadre pour entreprendre une véritable histoire du présent. Avec des coordinateurs appartenant à la même génération que lui, la vingtaine à l’époque, François Cusset engagea des analyses de ces quinze ans qui touchaient la décennie des années quatre-vingt, pour offrir une histoire intellectuelle critique en douze angles, en douze perspectives critiques. Avant de les passer en revue, revenons sur les travaux de François Cusset, analyste de l’histoire des idées depuis l’époque moderne particulièrement.

Il a d’abord écrit un ouvrage intitulé French Theory, traduit en douze langues, pour montrer l’influence aux États-Unis de la pensée française que d’aucuns précisaient 68, avec des penseurs tels que Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida… Ce courant était celui de la « déconstruction » ; il fallait mettre à plat les œuvres classiques, toutes disciplines confondues, pour les expliquer et en interpréter les sens. D’autres ouvrages de notre auteur s’ensuivirent, dont celui portant sur la décennie des années quatre-vingt, un opus au sous-titre explicite, Le grand cauchemar, cauchemar intellectuel et politique s’entend dans la mesure où selon l’auteur cette décennie signe avant tout la disparition de tout sens critique. En effet, des « experts » se mettaient à professer le marché comme fin de la politique et des « intellectuels » discouraient légèrement sur la fin des idéologies.

Dans la visite des années nonante que nous propose l’ouvrage Une histoire (critique) des années 1990, la première des douze enseignes, c’est-à-dire des douze chapitres, porte l’inscription « pouvoirs-résistances » pour indiquer ce qui s’est joué dans une perspective politique avec la lame de fond du néolibéralisme, l’analyse de la fin de l’histoire par l’idéologue américain hégélien Francis Fukuyama, une fois le communisme vaincu. La période de la guerre froide avait gelé les conflits qui reviennent alors à la surface de l’histoire – on pense à l’Algérie ou à la guerre du Golfe par exemple. Les pays émergents pointaient leur ambition. Quatre enseignes suivantes s’inscrivent dans le « cinéma-télévision », la « musique pop », l’« art-exposition » et la place de la littérature. À la première, sont mises en perspective deux œuvres, Palombella Rossa de Nanni Moretti sorti sur grand écran qui ouvre la décennie et Les Soprano sur petit écran qui la ferme.

Le rédacteur de ce chapitre convoque d’autres créations cinématographiques et télévisuelles des années nonante, pour montrer la lissitude des êtres filmés desquels même les mots semblent parfois ne plus compter plus vraiment quand la politique est affaiblie. Des enseignes traitent ensuite d’autres thèmes sociaux : le « sexe-genre », la contre-culture (« fête-défaite »), la « vie-mort », autrement dit la biopolitique, l’irruption d’internet (« high tech-low tech »), et le « sport-spectacle ». Relativement à la huitième enseigne, la biopolitique, l’auteur montre comment le développement de virus dont celui du Sida, et des crises telles que celle de la vache folle, ont poussé à une théorisation du principe de précaution, le célèbre auteur Ulrich Beck allant jusqu’à prétendre que le risque est devenu le dernier lien du collectif.

Les années nonante sont ce temps récent où prit naissance notre présent, écrit l’auteur. Car « dans l’intervalle entre la chute d’un mur, à Berlin, et l’écroulement de deux tours, à New York, c’est un monde qui a basculé, le nôtre, un monde et les certitudes qui le portaient : les certitudes de la fin (de l’histoire, du social, de la guerre…), vite corrigées par le retour de l’événement, et celles du bonheur néolibéral sans alternative, que les faits comme les nouveaux résistants s’appliquèrent à démonter. »

Reste alors deux étapes, deux dernières enseignes qui porte l’une sur le couple « idées textes » et l’autre sur celui « économie-finance ». Le premier propose un état de la pensée dans la décennie de fin de siècle où l’on voit notamment l’islamophobie se substituer au discours-épouvantail de l’anticommunisme. Les principaux apports, les nouvelles vogues sont rappelés de cette époque où les discours moraux s’imposent. La seconde – en fait le dernier chapitre de l’ouvrage – écrit par un économiste spinoziste, Frédéric Lordon – porte sur l’histoire de la mondialisation prédite heureuse par quelques thuriféraires qui depuis se sont timidement amendés et sur les dérives de la finance.

Au final, cet ouvrage, en remettant en mémoire des faits récents, sans prétention objective, fournit cependant des outils pour comprendre notre présent. Il sera utile à tout un chacun et surtout à ceux et celles qui ont eu, quoiqu’ils s’inscrivaient dans un libéralisme politique, beaucoup de mal à comprendre la déferlante néolibérale d’essence exclusivement économique qui s’est abattue dans les années quatre-vingt et nonante sur le monde.