14 mai 2024
point de vue

Les drames de la conscience professionnelle

Article paru dans le supplément mensuel Indice du journal L’Agefi en septembre 2014.

 

Les études portant sur le monde du travail font état d’une dégradation de plus en plus problématique. La presse et les médias ‘en font l’écho en abordant de plus en plus souvent les conséquences de cette dégradation, en termes de stress et de burn out mais aussi de suicides.

Parmi les auteurs qui ont abordé en long et en large les questions liées au travail et à sa dégradation, il en est deux, à savoir Christophe Dejours et Yves Clot, dont seront d’abord exposées les approches et ensuite leur appréhension du phénomène des suicides au travail.

Mettant en avant l’idée de collectif, sans conteste appauvri à l’heure du traitement individualisé des salariés, ils insistent sur l’idée que le travail est réalisé avec d’autres, pour d’autres, qu’il est subordonné à un but collectif, organisé et coordonné, de sorte que le travail implique toujours une confrontation au réel physique et au réel des rapports sociaux.

Travailler, estime C. Dejours, psychiatre et psychanalyste, c’est faire face à ce qui résiste, le travail étant le théâtre où se jouent un rapport à soi, un rapport à autrui et un rapport au réel, où le réel est ce qui résiste à la maîtrise par les moyens conventionnels: d’où une inventivité de fait dans l’activité réelle des personnes. Le travailleur est ici actif. Mais pour Dejours, travailler «c’est aussi faire fonctionner le tissu social et les dynamiques intersubjectives indispensables à la psychodynamique de la reconnaissance.» Cette reconnaissance est nécessaire de son point de vue en termes de mobilisation subjective de la personnalité et de l’intelligence.2

Clot, psychologue du travail, a développé une «clinique de l’activité», au carrefour de la psychologie et de l’ergonomie. Ce qui l’intéresse, c’est d’analyser ce que le salarié fait dans son travail, ce qu’il ne peut pas faire, ce qu’il est empêché de faire eu égard aux contraintes de l’organisation avec des répercussions sur sa santé psychique. Pour contraster les approches de Dejours et de Clot, références incontestées dans le monde francophone, on dira que la psychologie du sujet du premier comprend la souffrance au travail en termes de reconnaissance, tandis que la psychologie du travail du second conçoit la souffrance comme émergeant d’une activité empêchée, son approche visant à redonner aux intéressés un pouvoir d’agir sur leur situation concrète de travail.1

Dejours et F. Bègue2 s’attachent à comprendre cette tendance mortifère des suicides sur le lieu de travail. Deux raisons à cela selon eux. D’une part l’impossibilité de la part des personnes au travail d’élaborer des stratégies de défense collectives, celles-ci permettant de contrer la souffrance. Ils donnent l’exemple dans des secteurs essentiellement occupés par des hommes – agriculture, automobile, bâtiment, par exemple – où les troubles mentaux tels que la dépression ou la peur n’étaient pas acceptables et devaient donc être dissimulés. S’ils venaient à ressurgir, les problèmes et le mal-être se manifestaient dans la vie privée où s’exprimait douleur et envies suicidaires. D’autre part, l’absence de plus en plus nette de solidarité et d’écoute due à la tendance au traitement individualisé des salariés mis de surcroît en compétition. Depuis trois décennies environ, les entreprises, orientées vers la rentabilité à tout crin, et plusieurs outils de contrôle ont étés introduits dans l’organisation, par exemple le «contrôle qualité», autant d’outils qui heurtent les valeurs de métier et disqualifient le travail bien fait. L’organisation du travail est clairement vue comme une source de problèmes de santé, de santé mentale en particulier aussi bien chez Dejours que chez Clot. Ce dernier s’est attaché à aborder la question des suicides avec M. Gollac3. Ils mettent en avant la notion de «conscience professionnelle», analysant les questions de santé mentale dégradées comme des «drames de la conscience professionnelle» – d’ailleurs, glissent-ils, n’y a-t-il pas de conscience que professionnelle dans le mesure où vivre pour l’humain, c’est toujours avoir le sentiment d’exister pour autre chose que lui-même? Ils font l’hypothèse d’une orientation vindicative du suicide, raison pour laquelle, avec d’autres, ils estiment que le questionnement de «l’organisation sociale du travail subordonné est toujours d’actualité, au lieu de pousser l’action à “éclairer” la fragilité des travailleurs pour détecter leur “prédisposition”.»

1 Perriard Julien, Damien Dandelot et Alain Max Guénette: Santé au travail et Ressources humaines, 2009, Zurich: jobindex.

2 Dejours Christophe, Florence Bègue, 2009, Suicide et travail: que faire?, Paris: PUF.

3 Y. Clot, M. Gollac, 2014, Le travail peut-il devenir supportable?, Paris, Armand Colin.