15 mai 2024
Les sociétés de l'impossible

La fabrique de l’impossible

À propos de l’ouvrage Les sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité, de Danilo Martuccelli, Éditions Armand Colin, 2014, 448 pages.

Interview mené avec Mariana Heredia, par dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2014.

D. Martuccelli en 5 dates :

  • 1964: naissance.
  • 1985: maîtrise en philosophie.
  • 1991: doctorat en sociologie.
  • 1992: chargé de recherches au CNRS.
  • 2010: professeur Université Paris-Descartes.

Perspective:

Danilo Martuccelli, sociologue, est professeur à l’Université Paris-Descartes, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF), chercheur au CERLIS-CNRS. Dans son ouvrage, il interroge l’origine de la fascination de nos sociétés pour le « réel », dernier grand mythe de la modernité. « Plus la conscience d’habiter dans des univers pénétrés de textures culturelles diverses et ouvertes à la circulation des signes devient vive, plus l’appel à la réalité devient le tribunal ultime face auquel nous devons juger du vrai et du faux », y écrit-il. Il invite non pas ce qu’est la réalité, mais les fonctions historiques qu’on lui fait jouer au sein des différentes sociétés. Pour comprendre les fonctions sociales spécifiques que chaque période ou société octroie à la « réalité ». Ainsi, Martuccelli ose analyser l’économie comme « pivot de notre régime de réalité ». Comme la religion, la politique, l’argent et la nature, l’économie a conquis le droit de dicter « l’horizon du possible et de l’impossible ». L’auteur aurait pu se contenter de souligner l’existence d’autres types déterminations (sociologiques, écologiques, culturelles, etc.). Or, en récupérant un ensemble d’exemples de grande actualité, il démontre l’importance de la contingence dans les processus sociohistoriques ainsi que le fonctionnement souvent très élastique des déterminations identifiées par les chercheurs.

Interview:

De quoi traite votre ouvrage ?

Le livre propose une analyse des manières dont les sociétés construisent leurs limites de la réalité, ce qui passe, à chaque période historique, par la construction d’un imaginaire traçant la frontière entre le possible et l’impossible.

Pour rendre compte de ces imaginaires, l’ouvrage propose une réflexion à partir du rapport entre l’action et la réalité. Si la réalité est toujours ce qui résiste, cette problématique, analysée à partir de l’action, prend la forme de l’idée régulatrice d’un choc avec la réalité (là où les actions sont censées buter contre elle). Cette représentation-expérience varie selon les périodes, configurant ainsi divers régimes de réalité. Chacun d’entre eux s’organise autour d’une peur fondatrice, et donne lieu à un modèle d’interprétation particulier de ces chocs et de ces limites (selon qu’elles sont censées être exercées par les entités religieuses, la hiérarchie politique, l’argent, ou les bornes naturelles).

Après un rappel des origines et développements de cette problématique, l’essentiel du livre est consacré à l’analyse de quatre grands régimes de réalité successifs, chacun accordant à un domaine particulier – la religion, la politique, l’économie, l’écologie – la fonction spécifique d’établir ces limites.

Pour des raisons d’actualité, les deux derniers régimes sont amplement privilégiés. Le premier, parce que l’économie est toujours, depuis plus de deux siècles, au fondement de nos définitions de la réalité. Cette partie, qui constitue le cœur de l’ouvrage, propose dans un premier moment une lecture particulière de la manière dont le regard économique délimite le possible et l’impossible ; puis elle expose une thèse de nature historique : le début de la fin de l’hégémonie économique en tant que marqueur de l’imaginaire de la limite.

Le second régime de réalité privilégié est celui de l’écologie. Le livre fait l’hypothèse que, face au début du déclin du régime économique, l’écologie est le lieu d’élaboration d’un nouvel imaginaire de la limite, au fur et à mesure que la nature et les seuils des catastrophes deviennent les nouvelles figures du possible et de l’impossible. Cette partie explore alors, à l’aide d’exemples précis (crises énergétiques, réchauffement climatique…), les caractéristiques et les difficultés qu’une limite de nature écologique présenterait pour le fonctionnement de la société.

Le livre, tout en se présentant comme une réflexion originale sur le sens et la fonction des limites de la réalité au niveau des sociétés, est également un essai de compréhension du monde contemporain. Il illustre son propos de nombreux constats empiriques, et de situations sociales concrètes. À un moment marqué par l’emprise des séquelles de la crise économique, il cherche à proposer un renouvellement de la pensée critique.

En quoi s’inscrit-t-il dans la perspective de vos travaux précédents ?

La problématisation du rapport entre l’action et la réalité est au cœur de mon travail depuis bientôt une vingtaine d’années. D’abord, j’ai abordé cette question à partir des différentes formes de décalages que l’on peut repérer entre les actions et les situations : il n’y a pas d’action sans la prise en compte de l’écart constitutif – et donc d’un égarement possible – que toute action établit avec la réalité (Décalages, P.U.F., 1995). Ensuite, je me suis intéressé à la consistance spécifique de la vie sociale, autant d’un point de politique (Dominations ordinaires, Balland, 2001) qu’en termes ontologiques et épistémologiques à proprement parler (La consistance du social, P.U.R., 2005) : à savoir, le fait que la vie sociale est marquée, à tous les niveaux, par une malléabilité résistante qui constitue, dans ses habilitations et ses contraintes, le cœur de ce que nous devons analyser et décrire. Les sociétés et l’impossible est une nouvelle étape dans cette réflexion, cette fois-ci à partir d’une dimension historique et sociétale : il s’agit de proposer un récit analytique des manières dont diverses sociétés ont tracé, au milieu de cette consistance irrépressible de la vie sociale, les limites entre le possible et l’impossible.