13 mai 2024
point de vue

Relation de mandat, autonomie et vulnérabilité

Article signé avec Fabien De Geuser (ESCP Europe) et Alexander Niess (ECS Rennes), paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi, en mai 2014.

 

On présuppose en management que les managers sont d’autant plus capables qu’ils sont invulnérables. Dans la veine des réflexions du philosophe Paul Ricoeur, nous soutenons le contraire.

 

Dans la plupart des écoles de gestion (de commerce, de management…), les formateurs entretiennent le mythe du gestionnaire omnipotent, ce, malgré les réserves émis par les plus grands auteurs de la théorie des organisations tels que James March, par exemple, qui dissertait il n’y a si longtemps encore autour des mythes du leadership. Ce faisant, ces formateurs prennent le risque d’entretenir des jeunes gens dans la force de l’âge dont elles ont la responsabilité, dans une immaturité lourde de conséquences pour les milieux organisés où «le travail déborde de tous côtés» – pour reprendre l’expression de l’ergonome François Hubault. Quant à nous, nous nous efforçons, à travers nos enseignements, d’éviter ce type de posture, en mettant plutôt en exergue la vulnérabilité comme étant essentielle pour appréhender l’action et décider. Dès lors les sciences humaines et sociales, mais aussi la littérature, l’histoire et la philosophie peuvent être des ressources auxquelles il est possible de recourir. Comme des contre-feux.

C’est à la philosophie que nous recourons ici pour rendre compte du couple «autonomie-vulnérabilité» en lien à la relation d’agence (ou relation de mandat) notamment. Dans cette approche centrale en économie d’entreprise (Agency Theory, soit en français Théorie de l’agence ou Théorie des mandats), il existerait des conflits potentiels entre le «principal» qui confie un mandat à un «agent» supposé fort puisque, placé en situation d’information asymétrique, il est capable de comportements opportunistes. La théorie de l’agence – mais cela vaut pour les théories des incitations en général, postulent toutes un «vouloir agir». Les managers sont supposés être sujets à la mauvaise volonté et il suffit de trouver le bon système incitatif pour enclencher ledit vouloir. Mais qu’en est-il du «pouvoir agir»? Car il n’est pas certain en effet qu’un manager mandaté, un agent, soit nécessairement en état de capacité comme le postulent ces théories. L’apport de Ricœur nous parait d’autant plus intéressant à mobiliser.

Dans ses derniers travaux (Le Juste 2, Esprit, 2001 et Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004), Ricœur offre une conceptualisation de la vulnérabilité comme condition de la décision responsable et des modalités permettant à cette fragilité de se transformer en délibération et en capacité d’action. Il fait alors de la reconnaissance la base de son anthropologie de l’homme capable. Ce faisant, il offre au management et aux sciences de gestion un cadrage extrêmement fécond pour penser la vulnérabilité dans son rapport à la décision et à la performance. Sans compter qu’en introduisant la dimension de la reconnaissance comme un préalable à son activation, le philosophe ouvre alors une articulation du concept de la vulnérabilité vers celui de mesure de la performance et de la justice organisationnelle. Sur cette base, nous sommes en mesure de constituer une critique, grâce au concept de vulnérabilité chez Ricœur, des approches basées sur la relation d’agence qui supposent au contraire la non-vulnérabilité et la puissance de l’agent. «C’est la vulnérabilité qui fait que l’autonomie est une condition de possibilité», défend le philosophe.

Les travaux de Paul Ricœur nous permettent, d’une part, de décomposer analytiquement la puissance d’agir en trois pouvoirs de base – le pouvoir de dire, le pouvoir de faire en intervenant dans le cours des choses du monde et en influençant les autres protagonistes de l’action, le pouvoir de raconter sa propre vie dans un récit compréhensible et acceptable – et, d’autre part, en la capacité de se désigner soi-même comme agent responsable de sa propre action, capacité qui prolonge ces pouvoirs de base et à laquelle on fait couramment référence à travers l’idée de l’imputabilité. En outre, Ricœur démontre qu’en négligeant ce pouvoir d’agir et en ne s’intéressant exclusivement aux incitations comme un correctif de la (mauvaise) volonté de l’agent, la théorie de l’agence nie la capacité d’agir de celui-ci et risque ainsi de favoriser des dispositifs de gestion qui augmentent l’incapacité, favorisant au passage le mimétisme, le manque d’innovation et d’autonomie finalement. Poser la vulnérabilité comme condition de possibilité de l’autonomie – s’accepter comme incapable! –, conduit ainsi à remettre en question le postulat de capacité présupposé dans les théories des incitations en général et de l’agence en particulier.