15 mai 2024
L'antisémitisme expliqué aux jeunes

Économie de l’antisémitisme

À propos de l’ouvrage L’Antisémitisme expliqué aux jeunes, de Michel Wievorka, éditions du Seuil, 2014, 128 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, avril 2014.

M. Wievorka en 5 dates:

  • 1946 : naissance à Paris.
  • 1968 : mouvement de mai, la « brèche » culturelle, je vivrai avec une même intensité, sur place en Pologne, le mouvement Solidarnosc en 1980-1981.
  • 1973 : Alain Touraine accepte de diriger mon doctorat d’État, ce sera finalement sur le terrorisme, le livre qui en rend compte me vaudra s’être élu directeur d’études à l’EHESS en 1989.
  • 1986 : rencontre puis mariage avec Béatrice, deux enfants suivront, Ève et Roman.
  • 2009 : je deviens Administrateur de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme.

Perspective:

Michel Wievorka est sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Auteur d’une œuvre conséquente en sociologie, Michel Wievorka est directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) où il a dirigé de 1993 à 2009 le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) fondé par Alain Touraine en 1981. Il est actuellement administrateur de la FMSH (Fondation Maison des Sciences de l’Homme).

Interview:

Votre nouvel opus est-il un ouvrage de sociologue ?

Disons que c’est un ouvrage écrit par un sociologue ! J’ai mené une lourde enquête sociologique sur l’antisémitisme au milieu des années 2000 (publiée par les éd. Robert Laffont sous le titre La tentation antisémite), cette fois-ci, il s’agit de faire œuvre à la fois de synthèse et de pédagogie, d’expliquer, ce qui oblige à avoir les idées claires, et interdit de s’enfermer dans une seule discipline. L’antisémitisme interpelle toutes les sciences humaines et sociales. À commencer par l’histoire, d’une part et par la sociologie d’autre part.

Ainsi, mon livre retrace l’histoire de ce phénomène singulier qu’est l’hostilité vis-à-vis des Juifs, et qu’il ne faut appeler antisémitisme qu’à partir de la fin du XIXe siècle, quand il s’agit de traiter les Juifs comme une race, avec ses attributs biologiques ou physiques. Auparavant, mieux vaut parler d’antijudaïsme, c’est-à-dire d’une question religieuse, d’abord
chrétienne, mais que l’on rencontrera aussi dans l’islam. Avec une exception importante : l’Espagne, à partir du XVe siècle, a inventé les « statuts de pureté du sang » qui permettaient de définir les juifs de façon biologique, et pas seulement par leur religion.

Pour les chrétiens, et, quand le christianisme se divise, pour toutes ses familles (catholiques, protestantes, orthodoxes) les juifs sont d’abord le peuple déicide, qui aurait tué Jésus, et donc Dieu descendu sur terre. Ils sont aussi un peuple à la nuque raide, qui refuse de se convertir, qui reste accroché à sa religion. Tout ceci ne changera vraiment qu’après la Deuxième Guerre mondiale, quand les Églises comprennent plus ou moins nettement que l’antisémitisme a conduit à la pire des barbaries.

Et mon livre est sociologique dans la mesure où il rend compte des logiques d’action, des mécanismes sur lesquels repose le développement de l’antisémitisme.

En quoi l’antisémitisme est-il différent du racisme ?

Pour un sociologue, l’antisémitisme est un racisme. C’est en effet un ensemble de préjugés, de rumeurs, mais aussi de discriminations, de violences, de ségrégation, etc., qui sont caractéristiques de bien d’autres formes de racisme. Pour étudier l’antisémitisme aujourd’hui, j’utilise des outils d’analyse qui ne diffèrent pas de ceux qui sont nécessaires à l’étude du racisme anti-Roms, par exemple, ou anti-Maghrébins.

Pour un historien, la haine des Juifs est un phénomène exceptionnel par sa durée : cela commence dès l’antiquité, trouve son essor avec le christianisme, et n’a pas disparu. Cette continuité historique avec, en tout temps ou presque et dans de nombreux pays des représentations haineuses et, par moments, des meurtres de masse, des massacres, des violences inouïes, en fait un racisme différent de tous les autres. Il faut donc accepter l’idée que l’antisémitisme est à la fois un racisme, et un racisme différent des autres.

Aujourd’hui, en France, le mot « antisémitisme » est-il parfaitement adapté ?

Pas vraiment, tant le phénomène s’est renouvelé. Il s’est renouvelé dans son contenu, ainsi que dans les groupes qui le véhiculent plus que d’autres. Aujourd’hui, la haine des Juifs est souvent fusionnée avec celle de l’État d’Israël, elle se confond avec l’antisionisme. Elle prend aussi l’allure d’une sorte de concurrence des mémoires et des victimes, par exemple quand des migrants d’origine subsaharienne, ou des Antillais reprochent aux juifs de ne pas vouloir que l’on parle d’autres souffrances historiques que la Shoah – ce qui est entièrement faux. Elle peut être portée aussi par des migrants d’origine maghrébine, ou leurs enfants, qui s’identifient à leur façon à la cause palestinienne et, ou au combat de l’islam radical contre l’occident dont les Juifs et Israël seraient l’expression.

L’hostilité, la haine ne reposent plus sur des images des Juifs directement physiques, raciales, elles leur imputent plutôt des pouvoirs exorbitants et maléfiques. Elles mobilisent un ensemble hétéroclite de représentations et de rumeurs, mais parmi elles, celles qui font des juifs une race à proprement parler ont perdu de leur force. C’est pourquoi certains intellectuels se demandent avec quels mots les qualifier : ils parlent par exemple de nouvel antisémitisme, de judéophobie, ou bien encore associent la haine des juifs à une supposée convergence « islamo-progressiste » (en fait inexistante) entre des segments antisionistes de la gauche, et des tenants de l’islam radical.