13 mai 2024

Un monde délabré

À propos de l’ouvrage La crise permanente, de Marc Chesney, éditions EPFL Press / Presses polytechnique et universitaires romandes, sept. 2020, 166 pages, ISBN 978-2-889-15363-3

Interview tirée de la version intégrale publiée dans la Revue économique et sociale de décembre 2020.

Marc Chesney est professeur de finance à l’université de Zurich.

M. Chesney en 5 dates:

  • 1993: nommé doyen associé au Groupe HEC, à Paris.
  • 1994: obtention de l’habilitation à diriger des recherches à la Sorbonne.
  • 2003: nommé professeur à l’université de Zurich.
  • 2015: élu directeur du Département de Banque et Finance.
  • 2020: élu directeur du Centre de Compétence en Finance Durable.

Perspective:

L’état de délabrement de notre société, suggère Marc Chesney a été mis au jour par le virus, le COVID-19. Ce délabrement est le résultat, selon lui, de décennies de financiarisation de l’économie: défection de l’État au profit des lobbies, décisions politiques à courte vue, services publics à l’abandon, enrichissement croissant des plus nantis, paupérisation galopante, krach écologique. En bref, un monde en jachère d’idées et de principes. Il nous rappelle cependant que des solutions existent.

Interview:

Votre récent ouvrage est la réimpression d’un livre paru initialement en 2015. Est-ce l’événement que constitue la COVID-19 qui la rendait nécessaire?

Il ne s’agit pas d’une simple réimpression. D’une part, j’ai affiné et renforcé mon argumentation sur de nombreux points. D’une part, j’ai mis à jour mon livre en tenant compte, en particulier, des leçons à tirer de l’épidémie actuelle et de son traitement médiatique.

Force est de constater que la Covid-19 et ses conséquences sont des événements majeurs, d’ordre non seulement sanitaire mais aussi social, économique et politique. Cette pandémie marquera fort probablement notre époque d’un sceau indélébile. Ses origines et incidences s’inscrivent pleinement dans la perspective de crise permanente décrite dans ce livre. Plus généralement, j’analyse un contexte global éminemment instable et propice aux catastrophes de toute nature.

Quel diagnostic posez-vous précisément relativement à la «crise permanente» que nous vivons depuis un peu plus d’un siècle? Quelles pistes de solutions préconisez-vous?

Avant l’apparition de la Covid-19, le titre de ce livre aurait pu surprendre. Évoquer une «crise permanente» alors que les médias, encore jusqu’à fin 2019, faisait état d’une reprise de la croissance, semble paradoxal. Selon les commentateurs autorisés, les «fondamentaux» économiques étaient bons, voire excellents. Pour preuve, des bourses florissantes jusqu’à fin 2019.

Étonnamment, aucun média n’avait daigné signaler le caractère artificiel de cette croissance, qui repose principalement sur une hypertrophie du volume de la dette mondiale et que la pandémie va encore accentuer, ou mentionner la déconnexion toujours plus importante entre les performances boursières et celles des entreprises et de l’économie. Les injections permanentes par les banques centrales de montants gigantesques dans le secteur financier ont permis aux grandes banques de se maintenir à flot et de conserver les nombreux avantages dont elles bénéficient, souvent aux frais de la société et de l’économie.

L’amélioration des statistiques de l’emploi constituait, jusque fin 2019, un autre de ces «fondamentaux» encourageants aux yeux des éditorialistes. Que de nombreux chômeurs soient rayés des statistiques, transformés en travailleurs pauvres ou en retraités démunis semble anecdotique. Tout comme l’augmentation de la précarisation du travail et du sous-emploi, alors que le développement des nouvelles technologies et de la digitalisation de l’économie aurait dû produire davantage de temps libre pour chacun. Quant au ruissellement, souvent mis en avant par les médias, il ne semble plus obéir aux lois de la pesanteur, puisque, opérant du bas vers le haut, il permet à ceux qui possèdent des fortunes déjà considérables d’en accumuler plus encore.

Comme le mouvement des gilets jaunes en a témoigné, la situation est difficile pour une grande partie de la population mondiale. Dans mon livre, j’analyse la financiarisation de l’économie et de la société aujourd’hui à l’œuvre, le rôle des grandes banques et des fonds spéculatifs dans ce processus ainsi que le déclin d’une civilisation qui confond l’être avec l’avoir et le paraître. Je décris l’état d’esprit des croupiers de la finance et des mercenaires de la guerre financière, dont nous pâtissons au quotidien.

Ce constat permet de dégager les lignes de force de solutions véritables. Vu le rôle central que joue la dette dans le cadre du néo-libéralisme, ce dont il s’agit est tout d’abord de fortement la réduire. C’est-à-dire qu’il faudrait examiner la situation dans chaque pays et décider quelles dettes seront remboursées et lesquelles ne le seront pas. Annuler une partie de la dette est aujourd’hui essentiel pour réduire l’incertitude et la précarité croissantes. Deuxièmement, réduire le pouvoir de la finance casino signifie interdire les paris et autres produits financiers toxiques, c’est-à-dire ceux dont pâtissent systématiquement leurs acquéreurs et le contribuable. Tertio, imposer une micro-taxe sur le volume exorbitant des transactions électroniques permettrait de réduire ce volume, d’introduire des grains de sable dans les rouages de la finance casino et de générer un revenu susceptible de faire disparaitre certains impôts, dont la TVA. Enfin, la puissance monopoliste ou cartelliste des GAFAs devrait être appréhendée comme il se faut, et ne plus être tolérée.