14 mai 2024
homo drogue

Contrôler les comportements

À propos de l’ouvrage Homo Drogus, de Roland Gori et Hélène Fresnel, éditions Harpercollins, 102 pages, ISBN 979-1-033-90309-3

Interview mené avec Marius Guénette, paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, octobre 2020.

Roland Gori est professeur honoraire de psychopathologie clinique et psychanalyste.

Perspective:

Roland Gori est l’auteur de nombreux ouvrages, dont: «La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence» (2005) et «Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique» (2008) avec Marie José Del Volgo, 2008); «La fabrique des imposteurs» (2013) et «L’individu ingouvernable» (2015). Il montre dans «Homo Drogus» (2019) que, face aux problèmes existentiels et sociaux, notre société privilégie la solution chimique.

Interview:

Qu’abordez-vous dans votre ouvrage?

La question de la surconsommation de médicaments. Comment se fait-il, par exemple, que l’on soit passé de 200 mille boîtes de «ritaline» au début de ce siècle, à plus de 800 mille il y a deux ans? Aux États-Unis, dix millions de personnes consomment ce type de produit! En Allemagne les diagnostics de trouble de l’hyperactivité et de l’attention ont explosé de plus de 300%! Cette surconsommation obéit-elle à une nécessité thérapeutique de prise en charge de patients? Ou évite-t-elle de se poser la question de savoir pourquoi nous avons multiplié ce type de diagnostics? Le philosophe Michel Foucault prétendait que les diagnostics en psychiatrie témoignaient des valeurs d’une société, de ses normes. Dans la modernité, la psychiatrie a participé au quadrillage des populations, elle n’a pas encore de marqueurs scientifiquement établis pour justifier ses diagnostics. On est ainsi passé à une nomenclature d’une centaine de troubles du comportement en 1952 à près de 400 en 2013. Les seuils de tolérance ont changé.

Quelle est votre lecture de la question du diagnostic de l’hyperactivité?

Ce diagnostic a été élaboré dans les années 1960/70 par le psychiatre Léon Heisenberg qui a déclaré à la fin de sa vie qu’il avait peut-être un peu forcé la dose, que c’était le type même de «maladie fabriquée» (sic)! Il avouait ainsi avoir inventé un symptôme renvoyant à une manière de repérer des comportements, de les dépister, de les contrôler et de les normaliser.

Il suffit de se référer au DSM 4 (quatrième version de la source officielle des définitions des maladies mentales) pour constater que sur les 9 items permettant de poser le diagnostic de ce trouble de la suractivité et de l’attention, si l’on valide 6 items du sous-type «trouble de l’attention» ou du sous-type «trouble de la suractivité», il s’agit des mêmes items que ceux qui permettent le diagnostic des effets caractéristiques produits par l’usage d’internet: le papillonnage et la compulsion à aller sur le net. Ce trouble de la suractivité ressemble beaucoup à l’agitation que peut produire la compulsion des adolescents ou des adultes qui consultent internet, avec notamment le passage d’une forme d’intelligence séquentielle à une forme d’intelligence simultanée. Ces troubles du comportement sont plus révélateurs de notre manière de vivre ensemble, que de pathologies médicales.

On assiste, selon vous, à une forme de médicalisation de l’existence?

Effectivement! Face à une crise d’autorité du politique, les gouvernements, pour asseoir leur pouvoir de contrôle et de normalisation des individus, le font au nom de la santé ou du bien-être. C’est ce que Foucault appelle une «biopolitique des populations». Je rappelle qu’il suffit de changer la nomenclature psychiatrique pour faire bondir le nombre de personnes atteintes de maladies. L’homosexualité a cessé d’être une maladie lorsqu’on l’a sortie de la liste des troubles du comportement sexuel. Dans le cas de la dépression, on a pu remarquer qu’entre 1979 et 1996, en France, le diagnostic de dépression avait été multiplié par sept! Cela ne veut pas dire qu’il y a sept fois plus de déprimés, mais que, pour différentes raisons, on porte sept fois plus souvent ce diagnostic. On a baissé le seuil de tolérance aux affects tristes et paralysants, on a modifié les critères et bien souvent changé les praticiens qui le posent (médecins non-psychiatres).

Ainsi, on cherche de plus en plus «la petite bête» si j’ose dire dans les troubles du comportement, de sorte qu’une anomalie («anomalia» voulant dire: qui n’est pas plat, qui a des trous, des bosses…), autrement dit une difficulté, devient une pathologie. On est dans une pathologisation des comportements pour les surveiller, les contrôler et les prendre en charge par des prothèses médicamenteuses. Ce à quoi, dit en passant, s’ajoutent aujourd’hui les prothèses numériques – reconnaissance faciale notamment. Nous sommes entrés dans l’ère des sociétés de contrôle et l’industrie du médicament y trouve son compte. Ce faisant, nous oublions ce que le soin veut dire, souci et empathie pour la souffrance d’autrui. Chaque société a la pathologie qu’elle mérite et la société qui lui convient.