14 mai 2024
Tourdu monde des langues

Tour du monde des langues

À propos de l’ouvrage Une histoire des langues et des peuples qui les parlent, de Jean Sellier, éditions La Découverte, 600 pages

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, novembre 2019.

Auteur d’une série d’atlas des peuples qui font date, le géographe et historien Jean Sellier nous invite à une ballade à travers les langues et leurs usages.

Géographe et historien, Jean Sellier s’étonne au début de son avant-propos que l’histoire des langues ait été peu racontée jusqu’ici. Voici ce qu’il écrit: «Il y a deux mille ans sur les bords de la Seine, on parlait le gaulois et le latin. Au temps de Charlemagne, on y entendait un latin ayant beaucoup changé ou un dialecte germanique dit “vieux francique”, mais le gaulois avait disparu. Sous Hugues Capet (sacré roi de France en 987), le latin était devenu ce que les romanistes qualifient de “plus ancien français”, et ainsi de suite. Que les langues s’inscrivent dans l’histoire paraît une évidence… et pourtant, l’histoire des langues est peu racontée.» Autrement dit, se demande l’auteur, s’il existe une histoire des religions et des idées politiques, par exemple, pourquoi n’y aurait-il pas une histoire des langues? C’est ce manque, ce vide que l’auteur veut combler à travers son impressionnant volume. Pourquoi en effet laisser l’histoire des langues aux seuls linguistes? En effet, au 19e siècle, ce sont eux qui se sont intéressés à l’histoire des langues indo-européennes, devenant historiens de leur matière. L’historien a récupéré sa propre histoire si l’on peut dire, se ré-emparant du sujet des langues. Son récent opus est l’aboutissement d’un travail de dix années dont les cinq dernières à temps plein. Ceci dit, l’auteur n’est pas un nouveau venu dans le monde de la publication et il convient de mentionner son travail antérieur puisqu’il constitue l’humus à partir duquel s’est développé son récent ouvrage.

Jean Sellier est en effet auteur ou coauteur de six volumes, six atlas, tous parus chez le même éditeur, les trois premiers écrits avec André Sellier, son père, ancien professeur d’histoire et ancien diplomate. Un véritable tour du monde en six atlas! Passons-les rapidement et imparfaitement en revue.

Le premier d’entre eux, intitulé «Atlas des peuples d’Europe centrale» (1ère éd., 1991), a été confectionné à la suite de la chute du mur Berlin; il s’agissait, pour comprendre les peuples qui réaffirmaient leurs identités nationales, de démêler les fils d’une histoire millénaire des vingt peuples de la région à l’aide de 150 cartes originales. (Tous ces ouvrages, soit dit en passant, proposent force cartes et illustrations parlantes.) S’en sont suivis d’autres volumes. L’«Atlas des peuples d’Orient: Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale» (1ère éd., 1993) permet de comprendre l’origine et le destin des quatre grandes familles de peuples – arabe, caucasique, iranienne et turque –, sans oublier les Juifs et les Arméniens, qui évoluent dans ce grand «carrefour» du monde. L’«Atlas des peuples d’Europe occidentale» (1ère éd., 1996) permet de saisir les tensions et les compromis entre les constructions politiques et la diversité des populations concernées – que l’on pense par exemple aux Catalans, Basques, Corses, Frisons, Gallois, Écossais… L’«Atlas historique des provinces et régions de France: la genèse d’un peuple» (1ère éd., 1997). L’«Atlas des peuples d’Asie méridionale et orientale» couvre toute la zone s’étendant de l’Inde à la Chine et au Japon, en passant par l’Asie du Sud-Est, soit plus de la moitié de l’humanité (1ère éd., 2001). L’«Atlas des peuples d’Afrique» (1ère éd. 2003) s’attache à clarifier les questions et évoque des populations aussi diverses que les Kabyles, les Ouolof, les Yorubas, les Dinkas, les Xhosa… en les situant dans l’actualité des pays contemporains, mais aussi dans une histoire bien antérieure à l’époque coloniale. Après ce tour du monde en six atlas, Jean Sellier s’est persuadé que les langues ont un rôle important et qu’elles peuvent être considérées comme un fait social central.

C’est ainsi qu’après la publication de ses Atlas qui s’appuyaient sur le peuple comme catégorie première, s’est imposé à l’auteur un nouveau travail qui s’appuie cette fois sur la langue. L’ouvrage traite donc de la langue en tant que fait social et concourt à l’histoire générale de ceux qui la parlent. Cette histoire des langues se passe en trois temps: d’abord, l’écriture n’existe pas; ensuite, elle n’est utilisée que par des élites; et puis elle se démocratise et s’impose quasiment partout. La structure de l’ouvrage épouse ces trois temps. Trois parties le composent: (1) avant l’écriture; (2) les langues écrites avant l’imprimerie; (3) les langues modernes.

L’ouvrage est composé de plusieurs modules et propose divers itinéraires de lecture. Comme l’annonce J. Sellier, «le lecteur “entre” dans l’ouvrage par un sujet “qui lui parle”, choisit son parcours au gré de ses curiosités, quitte à revenir plus tard sur tel ou tel point. Il élabore ainsi lui-même sa propre vision du sujet.» L’auteur nous invite ainsi à un voyage au gré des curiosités pour, «sans négliger les classiques – l’hébreu, le grec, le latin, le sanskrit, etc. –, partir à la découverte du javanais, persan, breton, yiddish, swahili ou quechua, ou d’autres langues méconnues comme le sogdien, bactrien, maya et quechua, javanais, tagalog, et autres pidgins mélanésiens…» L’auteur a également conçu une cartographie originale et sélective: une cinquantaine de cartes sont recomposées pour l’ouvrage. Elles figurent la répartition géographique des langues dans telle ou telle région du monde à telle ou telle époque. Et des illustrations y figurent également.

Ce travail monumental comble un assurément un vide. Quoique la vue d’ensemble soit incontestable, il se pourrait que l’auteur ait à redouter des critiques de détails à notre âge de spécialistes de leur spécialité.