14 mai 2024
traites, Nantes

Économie maritime

À propos de l’ouvrage Fortunes de mer, sirènes coloniales: XVIIe – XXe, d’Olivier Grenouilleau, éditions du CNRS, 234 pages.

Interview mené avec Murielle Guénette, paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, décembre 2019.

O. Grenouilleau en 5 dates:

  • 1962: naissance, à Rumilly Haute-Savoie.
  • 1995: maître de conférences à l’université de Lorient.
  • 1999: membre de l’Institut Universitaire de France; professeur des universités.
  • 2007: professeur à l’Institut d’Études politiques de Paris; membre de l’Academia Europaea.
  • 2018: prix Guizot-Institut de France pour «La révolution abolitionniste», Gallimard.

Perspective:

Olivier Grenouilleau est historien, membre du Centre Roland Mousnier (Sorbonne Université) et de l’Academia Europaea. Spécialiste de l’histoire de l’esclavage, il s’est particulièrement fait remarqué par la parution de son ouvrage Les traites négrières: Essai d’histoire globale, éditions Gallimard, 2004, 468 pages. Questions autour de son récent ouvrage – Fortunes de mer, sirènes coloniales: XVIIe – XXe – et sur son approche.

Interview:

Que défendez-vous dans votre ouvrage?

Au risque de vous surprendre, je serais tenté de répondre: rien du tout. Je ne suis pas parti avec la volonté de défendre telle ou telle idée, attitude à mon sens contraire à la démarche scientifique, mais avec le désir de retracer le tableau d’ensemble de l’histoire du commerce colonial français. On disposait de nombreuses synthèses mais portant sur tel ou tel port, tel ou tel trafic, à telle ou telle période, sans perspectives globales. Or ce sont elles qui permettent de distinguer l’arbre de la forêt. Il s’agissait de répondre à une certain nombre de questions; comme celles-ci: le capitalisme maritime français était-il en retard avec l’entrée de la France dans l’Atlantique colonial, comme Braudel et Labrousse l’avaient suggéré? L’essor du commerce colonial, au XVIIIe siècle, fut-il aussi spectaculaire qu’on le pense? Quels liens établir entre commerce colonial et développement économique? L’État favorisa-t-il l’économie maritime, ou contribua-t-il à l’entraver, par son interventionnisme?

En tant qu’historien, dans quel courant vous situez-vous? Avec quelles méthodes?

Sans me situer dans un courant particulier, j’ai essayé, pour répondre à ces diverses questions, d’emprunter à trois approches. L’histoire globale, tout d’abord. On peut la définir de diverses manières. Pour moi, elle consiste à relier les diverses thématiques participant d’un même sujet: l’économique, le social, le culturel, le politique, notamment, dans le cas présent. La deuxième approche – le temps long – est liée à la première. Il s’agit d’étudier un sujet dans la totalité de sa période d’exercice. Le commerce colonial français naît au XVIIe siècle, il se poursuit jusqu’à la constitution du second empire colonial, à la fin du XIXe siècle, centré principalement sur l’Afrique. C’est donc sur cette durée que je devais travailler; en poussant l’analyse jusqu’en 1940, voire, sur certains points, jusqu’aux années 1960, avec la décolonisation. Le troisième outil réside dans le mariage de deux approches complémentaires mais souvent perçues comme antagonistes: l’analyse quantitative et l’approche culturelle. Il faut mesurer les choses, les peser afin de les comparer, et éviter ainsi l’impressionnisme de discours hors-sol uniquement théoriques. Inversement, que seraient des statistiques et des chiffres – dont on sait qu’ils sont construits, comme toute chose – sans leur mise en rapport avec les hommes qui font l’histoire, et leur manière de se représenter le monde?

Quelle est votre thèse et à quels résultats aboutissez-vous?

À défaut d’une thèse, j’espère contribuer, par ce livre, à faire aimer l’histoire, à la faire comprendre. L’historien a pour tâche de démêler des choses complexes, mais aussi, ensuite, de présenter clairement ses résultats. Je ne sais si j’y suis arrivé. Mais j’ai attaché un grand soin à l’écriture, tenté de rendre la lecture aisée.

Sur le fond, on s’aperçoit que la France n’est nullement en retard, en matière maritime, à la fin du XVIIe siècle. Au contraire, c’est parce que des négoces se sont peu à peu formés, depuis le XVe siècle, qu’ils sont prêts à se lancer dans l’aventure coloniale, lorsque les trafics plus traditionnels (blés, vins, sels…) sont touchés par la crise. L’État joue alors un rôle essentiel, en incitant les négociants et les nobles à investir dans un commerce colonial profitable mais encore hasardeux. Le XVIIIe siècle correspond à son apogée. Mais il se subdivise en trois temps, dont l’un apparaît plus en retrait. Le commerce enrichit des dynasties négociantes et booste la dynamique sociale. Il favorise un mode de développement réticulaire, autour des ports et de leurs hinterlands, mais également périphérique. Ces îlots de développement sont en effet peu à peu dépassés par le dynamisme des régions du Nord et de l’Est. Plus le commerce colonial se développe, au XVIIIe siècle, plus les régions en vivant décrochent par rapport à celles, plus dynamiques, de l’intérieur. Longtemps appréhendé sur le mode de la décadence, le XIXe siècle maritime connait pourtant parfois des taux de croissance moyens annuels supérieurs à ceux du XVIIIe siècle. Mais c’est l’époque où les choix opérés au XVIIIe (spécialisation sur le colonial, retrait sur le grand cabotage et la pêche hauturière) se payent, avec un décalage par rapport à d’autres marines, au moment de la «révolution des pondéreux». L’État se met alors à subventionner la marine (parfois à voiles!), n’incitant guère le négoce à se réformer.