14 mai 2024
grève tessin

Archéologie du silence

À propos de l’ouvrage Qui erano tutti ferrovieri: Lo sciopero dell’Officina FFS di Bellinzona nel 2008, de Maël Dif-Pradalier, Angelica Lepori et Agnese Strozzega, éditions Casagrande, 134 pages, ISBN 978-8-877-13852-1

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mars 2020.

Maël Dif-Pradalier est professeur à la Haute école de Travail social de Fribourg.

Angelica Lepori est enseignante-chercheure senior à la SUPSI.

Agnese Strozzega est collaboratrice scientifique à la SUPSI.

M. Dif-Pradalier, A. Lepori et A. Strozzega en 5 dates:
  • 2008: A. Strozzega, Master en sciences sociales (UNIL).
  • 2009: M. Dif-Pradalier, thèse de doctorat en sociologie (Université de Bordeaux).
  • 2011: A. Lepori, «Una cultura sindacale dal basso» (Fondazione Pellegrini-Canevascini).
  • 2011: A. Lepori, «Officina donna: l’altra metà della resistenza» (Fondazione Pellegrini-Canevascini), avec Anita Testa Mader.
  • 2012: M. Dif-Pradalier, Figures de salariés CFTC en lutte. Les cas de Continental et de Nortel (CFTC), avec F. Reix.
Perspective:

Retour sur une grève aux CFF au Tessin en 2008. Raison, leçon et héritage.

Interview:

Pourquoi avoir fait un retour sur une grève passée?

L’idée était de se saisir de la fenêtre historique du dixième anniversaire de la grève de 2008 pour repérer et analyser les principales caractéristiques qui ont rendu l’événement possible, les formes qu’il a pris ainsi que les traces et les héritages laissés. L’intention des commanditaires était de transmettre aux nouvelles générations de travailleurs la mémoire de cette lutte. Cela supposait de reconstruire l’enchaînement des événements de 2008 en la réinscrivant dans la séquence historique des transformations internes aux CFF (fin du statut de fonctionnaire en 2000, progressive mais radicale introduction des logiques d’entreprise privée, etc.) mais aussi externes (crise économique), de comprendre le rôle de la «société civile» dans cette mobilisation exceptionnelle qui a fédéré tout un canton, d’analyser le jeu des institutions politiques et des organisations syndicales. Pour cela, nous avons notamment réalisé plus de 50 entretiens dont plus de 30 avec des travailleurs des «Officine» aux caractéristiques diverses (en termes notamment d’âge, d’ancienneté de service, de fonction). En reprenant une belle formule du philosophe Foucault, un collègue a qualifié notre travail d’«archéologie du silence». Notre intention était bien celle de donner à voir l’histoire avant tout du point de vue de ceux et celles qui l’ont faites, l’ont soutenu ou ont dû faire avec, en montrant aussi ce que cette histoire leur a fait.

Comment expliquer que cet événement exceptionnel ait pu avoir lieu?

Face à la brutalité du plan de restructuration de la direction centrale des CFF (suppression de 120 postes de travail liés au travail de manutention des locomotives qui devait être déplacé à Yverdon-les-Bains et création d’une «joint-venture» avec des entreprises privées pour le manutention des wagons de fret) et au mépris qu’elle a manifesté dans son entêtement à vouloir décider seule, nombre de personnes se sont reconnues dans le rejet pur et simple de ce plan non justifié par ces ouvriers qui faisaient corps derrière des représentants extrêmement soucieux de leur légitimité.

Quels sont les enseignements que vous tirez de cette grève et quel est son héritage?

Un premier élément à retenir est que cette grève, comme toutes les grèves du reste, ne naît pas spontanément. Dans le cas des «Officine», la grève a été précédée d’un travail de mobilisation mené pendant de longues années par des délégués syndicaux sur le terrain qui y ont gagné respect et légitimité. Elle est partie «d’en bas» et a été conduite par un comité de grève élu par l’assemblée générale des ouvriers et qui faisait approuver par celle-ci toutes les décisions et actions qu’il souhaitait entreprendre. Si la grève et les grévistes ont pu bénéficier du support matériel et logistique de certaines organisations syndicales, le mouvement a été conduit de manière autonome, et même contre les directions syndicales qui étaient (et restent) attachées au respect de la paix du travail. Cette autonomie s’est également manifestée dans la capacité collective des ouvriers à s’affirmer comme un interlocuteur légitime dans le cadre des négociations engageant le futur du site et capable de produire un discours expert et indépendant, contradictoire à celui de la direction. Et continuer à faire pendant plus de dix ans la démonstration de cette capacité en maintenant une pression constante sur la direction n’est pas le moindre des succès des ouvriers et a permis de ralentir le désengagement des CFF sur le site de Bellinzona. La grève des ouvriers des «Officine» a non seulement permis de catalyser nombre de mécontentements sur le moment mais aussi d’unir le salariat en démontrant sa capacité à contester aux directions le monopole des décisions touchant à l’organisation de la production. Parce qu’il peut permettre, chez les acteurs directs de la lutte mais pas seulement, une prise de conscience de cette capacité collective d’argumentation et de négociation indépendante de ceux qui prétendent en avoir le monopole (directions d’entreprise mais aussi de partis politiques ou de syndicats), nous avons proposé d’envisager ce conflit comme une «grève d’émancipation».