14 mai 2024
gouvernementalité

Techniques managériales et gouvernement des individus

À propos de l’ouvrage Le risorse umane, de Massimiliano Nicoli, Éditions Ediesse, 2015, coll. I fondamenti. Cos’è, 240 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, janvier 2016.

M. Nicoli en 5 dates:

  • 1976: naissance.
  • 2003-2009: coordinateur pédagogique ENAIP FVG (Italie).
  • 2011: doctorat en Philosophie à l’Université de Trieste (Italie).
  • 2013: post-doctorat de la Ville de Paris (programme « Research in Paris ») à l’EHESS.
  • 2015: post-doctorat « Fernand Braudel » de la FMSH à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

 

Perspective:

Massimiliano Nicoli est philosophe; il travaille dans les domaines de recherche et de la formation et conseil. Docteur en Philosophie, il a été chercheur post-doctoral après une expérience de travail dans une entreprise de formation et conseil. Dans le sillage de la pensée de Michel Foucault, il s’intéresse aux dispositifs de « gouvernementalité » à l’âge néolibéral. Dans un article paru dans le récent ouvrage Marx & Foucault, il s’est efforcé avec Luca Paltrinieri d’articuler les pratiques contemporaines d’établissement du contrat psychologique à la longue histoire de la moralisation des individus à travers le travail productif.

Interview:

Quelle est la thèse centrale de votre ouvrage ?

Dans l’histoire du capitalisme, il y a toujours eu une imbrication entre les formes étatiques du gouvernement des individus et les techniques managériales de gouvernement de l’entreprise. À travers la pensée de Michel Foucault, j’utilise la notion de « dispositif » pour définir l’ensemble d’éléments hétérogènes qui rendent possible cette imbrication. Si, pendant la majeure partie du XX siècle, l’idée de « stabilité » était le « signifiant maître » autour duquel s’ajustaient les différentes instances de gouvernement (croissance stable des marchés, stabilité de la main-d’œuvre, stabilité de l’emploi, etc.), à l’âge néolibéral et postfordiste, le nôtre, un « dispositif de flexibilité » compose le besoin des entreprises avec une « gouvernementalité » – pour reprendre le terme de M. Foucault – centrée sur l’autogouvernement de chaque individu en tant que capital humain et entrepreneur de soi-même. Je pense que la notion de « ressources humaines », avec l’ensemble de savoirs et de pratiques managériales dont elle est le nom, se forme à l’intérieur de ces dispositifs, et qu’elle est donc une notion privilégiée pour comprendre les technologies de gouvernement à l’œuvre aujourd’hui et entrevoir des espaces de transformation possible. Notamment, je vois dans ce qu’on appelle Human Ressource Management (HRM) une sorte de chantier où chacun est invité à se produire activement soi-même, selon les instances d’(auto)gouvernement du dispositif de flexibilité. J’inscris ainsi le HRM à l’intérieur de la longue histoire des techniques pédagogiques et moralisantes qui, en s’appuyant sur le travail et son organisation, contribuent à produire les formes de subjectivité qui correspondent à une certaine phase historique.

Qu’apporte le philosophe Michel Foucault à la compréhension des organisations ?

La pensée de Michel Foucault est utilisée depuis longtemps dans les études organisationnelles, soit au niveau critique, soit pour désamorcer la puissance critique du diagnostic foucaldien et confirmer les pratiques managériales à la mode. M. Foucault m’a appris à mettre entre parenthèses ce qu’on sait déjà par rapport à une notion apparemment acquise (comme celle de « ressource humaine ») pour la problématiser à partir de l’histoire des pratiques de gouvernement (l’histoire du management) et des pratiques conflictuelles, de lutte et de résistance. Je pense qu’on ne peut rien comprendre d’une notion opératoire comme celle de « ressource humaine » sans la resituer dans la dimension du conflit et des affrontements dans les lieux de travail. De plus, Foucault nous rappelle qu’il n’y a pas d’assujettissement ou de subjectivation des individus sans production de discours de vérité qui impliquent l’intériorité des individus. C’est pourquoi j’ai essayé de montrer comment les effets de pouvoir des dispositifs de gestion des ressources humaines passent par des pratiques de repli sur soi, de véritable exploration et mise en discours de soi-même (de l’écriture du CV et de la lettre de motivation aux entretiens d’évaluation), à l’intérieur d’une structure de gouvernement ou d’une relation de pouvoir.

 Quels sont les contours du « contrat psychologique » aujourd’hui ?

La notion de « contrat psychologique » occupe une place fondamentale dans le discours et les pratiques de HRM. On le sait, tout contrat juridique est, par définition, incomplet : il ne dit rien par rapport à la qualité et à l’intensité de la performance du travail, ni par rapport au degré d’implication subjective du travailleur par rapport à l’entreprise et au travail en général. Le travail concret n’est donc qu’une potentialité subjective qui doit passer à l’acte à l’intérieur d’une organisation et d’une structure de rapports de force. En ce sens, la normativité juridique ne suffit pas. Un « supplément de code », comme dirait Foucault, s’ajoute au contrat de travail pour garantir la bonne réalisation de la performance. Si à la fin du 19e siècle on parlait de discipline et de moralisation de travailleurs, on a commencé au 20e siècle à parler de contrat psychologique et d’échange de promesses (fidélité et loyauté contre-emploi à vie dans un système de protections garanti par l’état). Aujourd’hui, les termes de l’échange qui définissent le contrat psychologique se rajustent : à la sécurité de l’emploi se substitue la possibilité de se connaître, de s’améliorer en mettant sans cesse à jour ses compétences, de s’autoévaluer et d’accéder à son propre potentiel, de construire une véritable « image de soi » à travers la performance de travail. Tout cela ne se passe pas dans un illusoire espace de liberté et d’autodétermination des individus (levier idéologique du management, ainsi que d’une certaine philosophie hyper-subjectiviste), mais à l’intérieur d’un espace structuré, strié, quadrillé par des technologies de gouvernement, par exemple le domaine de la GRH.