14 mai 2024
l'expérience des normes

La norme et l’expérience

À propos de l’ouvrage L’expérience des normes. Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique, de Louis Durrive, Éditions Octarès, 2015, 210 pages.

Interview mené avec Nataša Vukašinović, paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, décembre 2015.

L. Durrive en 5 dates:

  • Né en 1956.
  • Depuis 1981 : je suis engagé dans le travail auprès des postscolaires sans qualification et en insertion professionnelle.
  • En 1993 : je rencontre le philosophe Yves Schwartz, spécialisé dans la relation travail et savoirs.
  • En 2003 : je dirige un premier ouvrage avec lui (un second suivra en 2009).
  • En 2013 : je présente une HDR (habilitation à diriger des recherches) sur le lien travail, savoirs, compétences (puis je suis qualifié professeur des universités).

Perspective:

Louis Durrive, Faculté de sciences de l’éducation de l’Uni de Strasbourg, s’intéresse à l’écart entre le travail prescrit (la tâche) et le travail réel (l’activité) et à sa gestion. Il explique dans l’interview qui suit les tenants et aboutissants de l’ergologie, une démarche nouvelle d’analyse du travail.

Interview:

Qu’entendez-vous par « ergologie » ?

Yves Schwartz, le philosophe qui en est à l’origine, parle plus volontiers de « démarche ergologique », car il ne s’agit pas pour lui d’une nouvelle discipline, mais plutôt d’une manière d’aborder l’activité humaine. Comment appréhender une réalité humaine telle qu’une situation de travail ? On peut l’analyser très finement en s’appuyant sur des faits, mais il y aura toujours un savoir sur cette réalité qui va nous échapper aussi longtemps que l’on ne passe pas par le point de vue des protagonistes. Bien sûr, ce point de vue est lesté de partis pris. Mais si l’on se donne les moyens, avec les acteurs concernés, d’adopter une démarche critique en faisant retour sur le vécu complexe de la situation, alors on aura un accès inédit à certaines réalités et notamment sur des points décisifs qui vont orienter les choix, créer de nouveaux faits dans la situation analysée. Par exemple, un chercheur a récemment étudié le travail des urgentistes dans un hôpital d’un pays du Maghreb. La plupart des faits étaient connus de tous (pénurie de lits, omniprésence des familles dans le service des urgences, absence de la hiérarchie, etc.). L’enquête de type ergologique menée auprès des soignants a mis en lumière non pas de nouveaux faits, mais un savoir nouveau à propos de la question suivante : « que veut dire faire son travail de soignant dans de telles conditions ? ».

En fait vous vous intéressez, tout comme les ergonomes, à comprendre l’activité de travail… ! ?

Oui, mais la particularité de l’approche ergologique, c’est d’adopter un point de vue anthropologique sur l’activité. C’est de la condition humaine qu’il s’agit : que signifie vivre, pour un être humain ? Si l’une des sources de l’ergologie est bien l’ergonomie du courant d’Alain Wisner, l’autre source est la philosophie de la vie de Georges Canguilhem. Dans la perspective de celui-ci, vivre c’est une exigence, une revendication, celle d’être toujours au centre de sa propre vie, « sujet de ses normes » : sujet au sens actif et non plus seulement au sens passif. Autrement dit, l’être humain confronté à un certain environnement va passer par une phase d’assujettissement : il va plier devant la contrainte, il va s’adapter. Mais il ne s’arrête pas là, car l’humain n’est pas dans le monde tel un contenu qui prend la forme d’un contenant. Il essaiera aussi d’adapter cet environnement, de le transformer tant soit peu, de manière à en faire un milieu de vie qui lui convienne. Bien entendu, c’est seulement une tentative – obstinée, toujours renouvelée, mais qui peut échouer.

La personne en travaillant fait l’expérience des normes, dites-vous : qu’est-ce à dire ?

Le milieu de travail est hautement normalisé, c’est d’ailleurs ce qui le distingue d’autres milieux dont on peut faire l’expérience dans la vie. Le travail est en quelque sorte pensé à l’avance, sous forme de prescrit, mais plus largement de normes antécédentes (ainsi, l’aménagement de l’espace impose un devoir-être : un « open space » par exemple). Or dans une perspective ergologique, nul ne travaille en se contentant d’être en conformité avec le cadre normatif. Chacun va faire « l’expérience des normes » – et d’ailleurs l’organisation elle-même le présuppose, même si dans son discours elle exige une application stricte du prescrit. Elle le présuppose tout simplement parce qu’une obéissance aveugle à ce qui est demandé conduit à une impasse : aucun milieu n’échappe à la variabilité, ce qui veut dire qu’aucune norme n’échappe à son actualisation dans un ici-maintenant ! C’est le fameux écart prescrit-réel dont il est question depuis longtemps dans les recherches en sciences humaines. Cependant l’approche ergologique poursuit le questionnement : « qui » va gérer cet écart ? Quelqu’un qui ne se contentera pas d’être acteur dans le processus de travail, mais qui revendiquera également d’être « auteur », autrement dit au centre de son agir propre. Celui-là va exercer sa normativité, en personnalisant sa réponse à la question posée par l’écart prescrit-réel. En passant ainsi de la normalité à la normativité, on entre dans la dynamique de la norme, dans le processus qui fait que la norme fait « norme » pour quelqu’un (ce qui rend la norme efficace).

Au fond, vous approche vise à prendre au sérieux la question de l’« initiative » ! ?

L’approche ergologique, je l’ai dit, pose la question de la condition humaine. Eh bien vivre, pour un être humain, c’est revendiquer en permanence – comme une condition pour se trouver en santé – la possibilité de reprendre l’initiative face à ce qui fait contrainte. On ne parle pas ici d’initiative dans l’absolu, répétée comme un mantra. On parle de l’initiative au sens bien concret, de la résistance à un moment donné : résistance à ce qui nous aliène, nous limite, s’impose à nous. Ce n’est, soulignons-le, qu’un essai : rien n’est joué d’avance et bien souvent la tentative échoue. Mais c’est cela la dynamique de la normativité : vouloir obstinément rester le sujet de ses normes, aux commandes de sa propre vie. C’est dans cet effort de vivre qu’il faut sans doute aussi chercher la dynamique de l’apprentissage.