14 mai 2024
Ergonomie F. Danielou

Le travail au cœur de l’activité

À propos des ouvrages L’ergonomie en quête de ses principes. Débats épistémologiques, de François Daniellou (Dir.), Éditions Octarès, 2015, coll. Travail et Activité humaine, 216 pages; La dynamique des métiers de l’ergonomie. Nouveaux enjeux de coopération et de pluridisciplinarité, de François Hubault (Dir.), Éditions Octarès, 2015, coll. Le Travail en débats, 106 pages

Compte-rendu réalisé avec Nataša Vukašinović, paru dans le supplément de L’Agefi INDICES, décembre 2015.

Ces deux ouvrages mettent en relief l’importance d’analyser l’activité de travail pour faire face aux maux grandissants que sont notamment les risques psychosociaux.

Composé des mots grecs ergon signifiant travail et nomos signifiant loi, le terme « ergonomie » est né au milieu du siècle dernier. Le créateur de ce néologisme, un ingénieur gallois nommé Murrel, s’est attaché à appréhender le système homme-machine dans le but d’améliorer le confort de l’utilisateur à travers les conditions de son interaction avec ladite machine. Les premières grandes recherches ont été effectuées dans le domaine de l’aviation militaire, pour favoriser l’interface entre le pilote et les instruments de bord. L’ergonomie anglo-américaine est donc née et s’est développée dans la conception des interfaces homme/machine dans le but d’assurer un confort d’utilisation et contribuer ainsi à une efficacité opérationnelle. Cette approche, appelée Human Factors n’est toutefois pas la seule vision de l’ergonomie. C’est précisément l’objet de l’ouvrage dirigé par François
Daniellou que de porter une attention particulière aux développements qui ont eu lieu dans la sphère de langage francophone. « L’objet de l’ergonomie britannique – et américaine –, rappelle l’un des contributeurs à l’ouvrage Alain Wisner, est d’abord l’équipement, celui de l’ergonomie française étant plus énigmatique, c’est le travail. La constatation qui fonde l’ergonomie francophone est qu’un équipement peut utiliser les meilleurs savoirs issus de la Human Factors Science, et ne pas permettre un travail satisfaisant à la population des travailleurs qui l’emploie. » Ainsi, l’intérêt de l’ergonomie francophone et des « ergo-disciplines » pour reprendre le terme de
F. Daniellou – c.-à-d. l’a psychodynamique du travail, la clinique de l’activité, la clinique médicale… sans oublier l’ergologie (cf. interview ci-après) – est de se pencher précisément sur l’écart entre le travail prescrit – autrement dit la tâche – et le travail réel – c’est-à-dire l’activité. C’est de cet écart que les approches francophones apportent leurs éclairages pour appréhender le travail et son organisation, pour tenter de rendre compte et réguler les problèmes que celle-ci est à même de poser.

Les ergonomes agissent pour transformer ou concevoir des situations de travail afin qu’elles puissent être compatibles à la fois avec le confort et la santé des travailleurs et avec l’efficacité économique des entreprises. Tel est la ligne défendue dans l’ouvrage dirigé par François Daniellou dont les principales questions sont les suivantes : quel est le statut des connaissances que les ergonomes mettent en œuvre ? L’ergonomie est-elle seulement application de connaissances produites par d’autres disciplines ou s’agit-il d’une discipline scientifique, qui produit ses propres connaissances ? L’objet de cet ouvrage, fruit du travail collectif d’une douzaine de chercheurs, ergonomes ou dont les spécialités les amènent à collaborer avec l’ergonomie, revenait à expliciter, à mettre en perspective et de faire dialoguer une diversité de positions épistémologiques qui traversaient et traversent encore les débats sur la discipline. L’intérêt de l’ouvrage est de faire le point sur des analyses menées à une vingtaine d’années d’intervalle. À travers sa lumineuse introduction à la nouvelle édition de L’ergonomie en quête de ses principes, l’auteur rappelle les différences de positions des auteurs qui ont participé au volume. « L’ergonomie, écrit-il en assumant pleinement la tendance de l’ergonomie francophone à mettre l’accent sur l’analyse de l’organisation, bénéficie d’éclairages sur l’activité et ses déterminants plus riches que quand cet ouvrage a été écrit – plusieurs de ces développements sont d’ailleurs en germes dans les textes rassemblés. Cet élargissement est une chance, car les crises sociales l’ont confrontée à des enjeux particulièrement dramatiques, notamment les troubles musculo-squelettiques (TMS) et les risques psychosociaux (RPS), qu’il n’est pas possible d’affronter sans avoir les idées un peu précises sur la mobilisation de la subjectivité dans le travail, ou sur les mécanismes à l’œuvre au sein de l’organisation du travail. »

Le second ouvrage, La dynamique des métiers de l’ergonomie, est dirigé par un autre des protagonistes influents de l’ergonomie francophone. Il rassemble comme le précédent plusieurs contributions. Un des points traités par les contributeurs est celui de l’intervention. Autrement dit, l’ergonome fait figure de tiers comme une modalité de régulation dans une organisation. Les auteurs abordent notamment la question du périmètre d’action dans l’intervention ainsi que sa profondeur. Dans la plupart des interventions consultantes, le périmètre est relativement étroit, il porte généralement sur l’individu, éventuellement l’équipe, avec le risque de répondre aux difficultés par des solutions individualisées sans agir sur les modes d’organisation et de management à l’origine d’éventuelles difficultés. L’approche ergonomique au contraire insiste sur l’action qu’il convient de porter sur l’organisation et le management, plutôt que sur les individus. L’analyse qui lui est attachée s’interprète dans le cadre d’un diagnostic global du fonctionnement organisationnel. Outre le périmètre et la profondeur de l’intervention, les auteurs traitent abondamment de la question de la coopération et de l’interdisciplinarité.

Ces deux ouvrages ont l’immense mérite de s’intéresser à l’activité de travail, soit au travail réel. Ils intéresseront bien sûr les ergonomes, qu’ils agissent comme ergonomes internes ou comme consultants, et aussi aux enseignants du domaine de l’organisation et du management et à leurs aux étudiants. Et, comme nul ne peut se passer d’une réflexion épistémologique sur son métier, il devrait intéresser plus largement les managers conscients que le travail est au cœur de l’acte d’organiser et de manager : manager ne consiste-t-il pas à gérer un écart entre le prescrit et le réel ? Il devrait encore intéresser les responsables de la gestion des ressources humaines qui se sont trop longtemps crus stratèges alors que le cœur de métier réside dans la compréhension du travail et dans l’accompagnement des transformations de son organisation.