14 mai 2024
point de vue

Faire et non pas subir, tel est le fond de l’agréable

Article Paru dans le supplément Indices du journal L’Agefi, en février 2016.

 

Dans nos sociétés marquées par la disruption, il semble difficile de prendre de la distance et de méditer. Retour sur les Propos sur le Bonheur du philosophe Alain.

 

L’émission Le Bonheur au travail présentée l’année dernière sur la chaîne Arte, disponible aujourd’hui sur la toile, a largement fait parler d’elle et continue de le faire. À travers les réseaux sociaux, de beaux esprits en management ne manquent pas en effet de s’engager et prendre position, en l’occurrence sur la notion d’«entreprise libérée» au fond du reportage. Mode managériale de plus? Peut-être mais il est préférable de retenir que tout mot nouveau dans le domaine de l’économie d’entreprise, i.e. du management, signale avant tout une crise.

À vrai dire, plutôt que d’une mode, il semble s’agir d’une modalité accrochée à une vieille question: le manque de souplesse et d’adaptabilité des entreprises à des environnements de plus en plus changeants. Cette question fut abordée sans doute d’abord par Arthur Koestler lorsqu’il inventa la notion d’«hétérarchie» en guise de critique de bureaucraties étouffantes incapables de libérer les énergies. Koestler prônait l’existence de petites unités agiles pour s’adapter aux circonstances de l’environnement, voire le modifier. Dans cette ligne, s’est imposée l’«holacratie» qui a connu un engouement ces dernières années avant que le soufflet ne retombe. Entre deux, il faut signaler l’apport d’Alvin Toffler dans son ouvrage Le choc du futur et sa proposition d’«adhocratie» pour répondre à des environnements devenus totalement instables; Henry Mintzberg réinvestira avec profit ce terme. Signalons aussi les apports de l’économiste François Perroux qui mettait en avant l’intérêt dans l’économie d’«unités actives».

Bref, le thème de l’«entreprise libérée» s’inscrit dans une histoire de recherche d’efficacité productive avec en arrière-plan les capacités quasi auto-organisatrices qui nous rappellent les beaux moments d’approches sociotechniques. Des modalités d’organisations qui redonneraient aux travailleurs le goût d’agir. Que dit le philosophe Alain du bonheur au travail?

«On veut agir, on ne veut pas subir. Tous ces hommes qui se donnent tant de peine n’aiment sans doute pas le travail forcé; personne n’aime sentir la nécessité. Mais aussitôt que je me donne librement de la peine, me voilà content. J’écris ces propos. «Voilà bien de la peine» dira quelque écrivain qui vit de sa plume; seulement personne ne m’y force; et ce travail voulu est un plaisir, ou un bonheur, pour mieux parler. Le boxeur n’aime pas les coups qui viennent le trouver; mais il aime ceux qu’il va chercher. Il n’est rien de si agréable qu’une victoire difficile, dès que le combat dépend de nous. Dans le fond, on n’aime que la puissance. Par les monstres qu’il cherchait et qu’il écrasait, Hercule se prouvait à lui-même sa puissance. Mais dès qu’il fut amoureux, il sentit son propre esclavage et la puissance du plaisir; tous les hommes sont ainsi; et c’est pourquoi le plaisir les rend triste L’avare se prive de beaucoup de plaisirs, et il se fait un bonheur vif, d’abord en triomphant des plaisirs, et aussi en accumulant de la puissance; mais il veut la devoir à lui-même. Celui qui devient riche par héritage est un avare triste, s’il est avare; car tout bonheur est poésie essentiellement, et poésie veut dire action; l’on n’aime guère un bonheur qui vous tombe; on veut l’avoir fait. L’enfant se moque de nos jardins, et il se fait un beau jardin, avec des tas de sable et des brins de paille. Imaginez-vous un collectionneur qui n’aurait pas fait sa collection? (Propos sur le bonheur, thème «Agir», pp.93-94)

Dans de nombreux passages de son ouvrage, le philosophe défend l’idée que l’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer, d’agir, de voir le bout de ses actes. Ces propos d’Alain, savoureux en diable, ne manquent pas de rappeler les propos d’auteurs que l’on range dans les «ergo-disciplines». Pensons à Yves Clot, psychologue-ergonome qui met au centre de sa compréhension de la fonction psychologique du travail l’idée du «pouvoir d’agir», la personne au travail étant susceptible de souffrir si son activité devenait «empêchée». Pensons au socio-psychologue Gérard Mandel pour qui l’individu au travail n’a qu’un souci c’est de voir les «bout de ses actes», ce que la division du travail ne permet pas vraiment. Pensons à Christophe Dejours pour qui la «reconnaissance» est au cœur de l’équilibre du sujet travaillant. D’autres auteurs mériteraient d’être cités dont les propositions résonnent au propos du philosophe. «Faire et non pas subir, tel est le fond de l’agréable (…)». C’est ainsi que je propose de lire Le Bonheur au travail.

On invite volontiers à la lecture des propos d’Alain en insistant que le fait que, dans les organisations de sociétés du travail, on devrait installer au cœur du travail et de son organisation des espaces pour en débattre… pour autant que l’on s’intéresse vraiment à la santé et au bonheur.