14 mai 2024
Bénédicte Gendron

La spiritualisation du management

À propos de l’ouvrage Mindful management & capital émotionnel. L’humain au cœur d’une performance et d’une économie bienveillante, de Bénédicte Gendron, Éditions De Boeck, 2015, coll. Manager RH, 124 pages, préface de Jean-Marie Peretti.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2016.

De nombreuses notions se chevauchent ou s’entrechoquent dans ce petit livre écrit par une auteure annonçant une véritable révolution managériale. Comme une invitation à mettre de l’ordre dans cette profusion de concepts. L’ouvrage est composé de six chapitres dont le premier s’intitule Le capital humain revisité. L’auteure y défend le nécessaire passage du « capital humain » – théorie économique proposée par Gary Becker dans les années 1960 – au « capital émotionnel », celui-ci devant être le « booster » de celui-là. Le capital émotionnel est défini comme « l’ensemble des ressources – renvoyant aux compétences émotionnelles – inhérentes à la personne, utiles au développement personnel, professionnel et organisationnel… » L’auteure précise : « La régulation des émotions renvoie à de réelles compétences, qui sont utiles pour faire face aux adaptations nécessaires et aux changements qui interviennent dans nos sociétés. » Le décor est posé, au cœur du projet sont placées les « émotions » qui devraient être mises en intelligence, selon l’auteure, le plus précocement possible par le biais du système éducatif. L’intelligence émotionnelle est définie comme « capacité à reconnaître et à maîtriser les émotions en soi et chez les autres ». Viennent alors à grand renfort d’autorité des études basées sur les neurosciences. Entre autres concepts, celui de « résilience » venant remplacer sans doute à notre âge postmoderne la vieille et surannée « grâce » !

Dans le deuxième chapitre intitulé Le capital émotionnel “au cœur” et “le cœur” du capital humain et de la performance dans les organisations, l’auteure y prône le passage d’une posture de gestion à celle d’une économie de la ressource humaine : « Hand, Head et Heart », clame-t-elle. Advient alors la nécessité d’une « performance bienveillante » à la hauteur d’un « management bienveillant », sujet du troisième chapitre intitulé Le capital émotionnel des managers : du technocrate au mindful manager. L’auteure défend ici un leadership éthique de type téléologique plutôt que déontologique, un management résolument positif – au sens de la psychologie positive –, un management « mindful » ou de pleine conscience de surcroît. La responsabilité sociale des entreprises est invoquée. Le management « mindful », écrit l’auteure, « est le fruit de l’art et des sciences du management, corrélés à des compétences professionnelles relevant du capital émotionnel et des valeurs qui le soutiennent. Elle redonne sa place à la formation, à l’éducation de manière générale et à la discipline des sciences de l’éducation ». Capital émotionnel et approche eudémoniste d’une performance et d’une économie mieux-/bienveillante est le titre du quatrième chapitre qui récupère les recherches de l’économie du bonheur, sous-discipline récente dont les tenants ont avancé l’idée que le bien-être ou le bonheur n’est pas corrélé à plus de croissance ou d’accumulation. Est alors présenté un outil thérapeutique dans la veine de la psychologie positive : l’ACT – c.-à-d. « Acceptance and Commitment Therapy » et son bras instructeur l’« Acceptance and Commitment Training » (ACT’). Cet « outil » qui va être largement développé dans le chapitre suivant intitulé La formation au management « mindful » pour créer des environnements et organisations capacitants et prévenir les risques psychosociaux : une approche par le développement du capital émotionnel via l’ACT. « Notre programme, écrit l’auteure de ce livre, part d’une reconceptualisation de l’approche cognitive en prolongeant les travaux du conditionnement opérant chez Skinner (1957) sur le langage et la cognition et de la théorie des cadres relationnels (…) qui en est le support théorique et expérimental ». Deux éléments sont alors charriés, la méditation comme mode opératoire (sic) et la théorie morale de l’économiste indien Amartya Sen avec son concept il est vrai fécond de « capabilité », de sorte à rendre les environnements « capacitants ».

Cet ouvrage au goût de « New Age » d’antan, s’inscrit d’abord dans une « logique de sentiment » comme disaient les représentants de l’École dite des Relations humaines dans la seconde moitié du siècle dernier pour s’opposer à une logique réduite à la seule « logique des intérêts ». Il s’inscrit aussi dans le sillage des critiques des grandes organisations devenues incapables de s’adapter, et l’on peut ici rappeler l’émergence des approches de la « culture d’entreprise » à un âge où il devenait difficile de faire adhérer les personnes au projet de l’entreprise. Il s’inscrit encore et surtout dans la tendance à la psychologisation dans le monde des entreprises et des organisations, tendance à l’œuvre depuis les années 1980 visant à mettre la responsabilité sur les épaules des personnes plutôt que d’incriminer éventuellement les organisations du travail. Le discours est historiquement situé. De plus, il n’est pas neutre. Il est en lien avec le souci de moralisation, jusqu’au management, de ces dernières décennies ; s’ajoute aujourd’hui une forte tendance à la spiritualisation du management dont l’ouvrage témoigne. Pas plus neutre est le choix de la psychologie comportementale clairement affichée et son souci d’adapter, de formater les personnes. La recherche de maîtrise « de ses émotions et de celles des autres » affichée, floute ainsi toute appréhension de l’« inconscient ». Le bouddhisme est souvent mentionné comme une des sources d’inspiration de l’auteure. Mais cette approche apolitique, a-critique et forcément instrumentale, si superficielle, ferait sans doute sourire les sages moines, quelle que soit leur appartenance à l’un ou l’autre véhicule.