14 mai 2024
grands auteurs en innovation

Créativité, innovation, démocratisation

À propos de l’ouvrage Les grands auteurs en Management de l’innovation et de la créativité, sous la direction de Thierry Burger-Helmchen, Caroline Hussler et Patrick Cohendet, Éditions Management et Société (EMS), 2016, coll. Grands auteurs, 630 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2016.

P. Cohendet en 5 dates:

  • 1970 : diplôme de l’Institut de Statistique de l’Université de Paris.
  • 1979 : doctorat d’État ès Sciences économiques, Université Louis Pasteur (Strasbourg 1).
  • 1984 : professeur de sciences économiques, Faculté sciences économiques et de gestion, Université Louis Pasteur.
  • 2009 : co-éditeur de la revue Management International.
  • 2011 : professeur titulaire HEC département des affaires internationales, HEC Montréal.

Perspective:

Patrick Cohendet, économiste, est professeur titulaire au Département d’affaires internationales d’HEC Montréal où il est codirecteur de Mosaic, le pôle en innovation et créativité. En compagnie de deux collègues, il offre aux managers et dirigeants un outil de travail en un dictionnaire des idées et des théories dans le domaine de l’innovation et de la créativité. À une époque où toute entreprise, toute organisation doit impérativement innover, cet ouvrage permet de s’approprier des pans de notre histoire économique et industrielle.

Interview:

Quel est votre champ de recherche ?

Après avoir travaillé sur l’économie de l’innovation, la théorie de la firme, et le management de la connaissance, mes derniers travaux portent sur l’économie et le management des idées. Ces travaux s’inscrivent dans la perspective du prix Nobel d’économie Edmund Phelps qui avance que la nouvelle phase de croissance de la société qui s’ouvre actuellement sera caractérisée par la « démocratisation des idées ». De nombreux phénomènes récents tendent à confirmer cette tendance : La dynamique de l’innovation privilégie de plus en plus la mise en œuvre de pratiques et d’expériences ouvertes et informelles, des formes concrètes et diverses d’économie collaboratives se développent dans de nombreux secteurs exploitant le potentiel offert par la digitalisation, des espaces et des temps nouveaux de création collective émergent dans tous les territoires (“living labs”, “fab-labs”, “co-working spaces”, “jams”, “co-design sessions”, “hackathons”, etc.), et les plateformes d’échanges virtuels connaissent une progression exponentielle. Une telle perspective incite les organisations à repenser leur stratégie et, en particulier, à réorganiser leurs interactions avec leur environnement d’affaires. L’organisation devient progressivement une « centrale d’idées » autour de laquelle s’articulent les processus d’innovation et la reconception permanente de ses modèles d’affaires. Ce sont ces phénomènes que j’essaye de prendre en compte dans la reconception théorique de la firme vue avant tout comme un « processeur d’idées ».

Pouvez-vous présenter votre ouvrage dans ses grandes lignes ?

L’ouvrage doit beaucoup à mes collègues Thierry Burger et Caroline Hussler et à l’histoire particulière de la Faculté de sciences économiques et de gestion de l’université de Strasbourg. Nous avons eu la chance à Strasbourg d’accueillir, au laboratoire BETA (UMR CNRS), pour des séjours de longue durée certains des plus grands auteurs contemporains dans le domaine de l’innovation (par exemple, Pavitt, March, Callon, Hatchuel,
Winter, Browyn Hall, et bien d’autres). Cet ouvrage est d’une certaine manière une façon de leur rendre hommage. Tous les auteurs présentés dans l’ouvrage ont fortement contribué à enrichir et la conceptualisation du processus d’innovation et profondément marqué les recherches sur ce concept central de nos économies. Un modèle d’innovation joue un rôle essentiel en économie, car il exprime une représentation partagée à un moment de l’histoire de la société sur la manière dont se crée la valeur et la dynamique de régénération de l’économie. Plusieurs modèles se sont ainsi succédé (modèles linéaires initiés par les travaux de Schumpeter), modèles interactifs impulsés par Nelson et Winter, modèle ouvert (qui semble s’imposer aujourd’hui) proposé par Chesbrough. Ce qu’expose l’ouvrage c’est l’apport de chacun des grands auteurs du domaine à l’édification des modèles d’innovation et à la compréhension de ce concept central de nos économies.

Quelle distinction faites-vous entre « créativité » et « innovation » ?

L’innovation de manière très synthétique est conçue comme le processus qui se déroule depuis l’expression d’une idée jusqu’à sa matérialisation (par exemple la mise sur le marché). Pendant longtemps la conception dominante était que les idées étaient produites par les scientifiques, puis transformées en potentiel d’application utile (phase d’invention) à travers la prise d’un brevet et, ou des étapes de prototypage, puis enfin prise en charge par un processus industriel pour aller vers le marché. Dans cette conception, la créativité se restreignait à la phase amont du processus (correspondant à la recherche scientifique). Cette conception est profondément remise en cause aujourd’hui. La perspective de « démocratisation des idées » évoquée plus haut implique, entre autres, que les idées ne sont plus le « monopole » des scientifiques, mais résultent des interactions incessantes entre le monde de la science, de l’art, de la culture, des affaires, etc. Par ailleurs, les idées ne sont plus considérées comme des « boîtes noires » qui se présentent aux entreprises à l’amont des processus d’innovation. Le processus créatif est précisément celui qui explique comment sont générées les idées, comment ceux qui sont à l’origine de l’idée entament un processus de conviction, de recherche d’alliés, et comment ils construisent socialement l’idée pour qu’elle trouve force et maturité pour éventuellement faire l’objet d’un processus d’innovation. Dans les entreprises, le processus créatif (appelé aussi processus d’idéation) ne peut être restreint à la phase amont du processus d’innovation. Le processus d’idéation et le processus d’innovation ne sont pas séquentiels, ils sont menés en parallèle, et se nourrissent mutuellement.

Si vous deviez conseiller à des dirigeants la découverte de quatre auteurs, de qui s’agirait-il ?

Arthur Koestler (The Act of Creation, 1964 ; trad. frse, Le Cri d’Archimède). Un merveilleux livre pour comprendre ce qu’est la création. Le livre a inspiré beaucoup des méthodes modernes de créativité.

Henry Mintzberg (Rebalancing Society, 2015, sur Mintzberg.org), un pamphlet virulent et captivant sur les rapports entre entreprises, état et communautés.

Edmund Phelps How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change (2013) qui argumente que la nouvelle phase de croissance de la société sera fondée sur la démocratisation des idées.

Pierre Giorgini (La transition fulgurante, 2014) qui montre brillamment que cette fulgurance provient de la combinaison d’une nouvelle révolution techno-scientifique, d’un nouveau paradigme des modes de coopération entre les hommes et les machines, et d’une transition vers une économie plus créative.