14 mai 2024
mondialisation et culture

Retrouver le politique

À propos de l’ouvrage Les enjeux de la mondialisation culturelle, de Jean Tardif et Joëlle Farchy, éditions Le bord de l’eau, 2011, 296 pages.

Compte-rendu paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en septembre 2011, p. 4.

La mondialisation pose un défi considérable à la pensée et à l’action, car les réponses ne sont pas fournies par le passé mais doivent être inventées de toutes pièces.

La mondialisation culturelle modifie de façon radicale les conditions dans lesquelles se déroulent les interactions entre les sociétés et leurs cultures, soutiennent les auteurs de l’ouvrage ici présenté. Tardif et Farchy précisent que lesdites interactions ne sont en effet plus médiatisées uniquement ou principalement entre les États-nations. Et pourtant, ces derniers sont encore vus comme les seules formes politiquement acceptables!

Autrement dit, soutiennent les auteurs, si les enjeux géoculturels sont absents des considérations sur la gouvernance mondiale, c’est parce que celle-ci reste encore largement tributaire d’une conception westphalienne interétatique censée pouvoir réguler, par les voies traditionnelles, les forces qui animent la mondialisation. Avec les résultats plus que mitigés que l’on peut constater dans la sphère économique, mais aussi dans la sphère culturelle. Avec toutes les interrogations qui surgissent dans les sociétés «ouvertes» sur la capacité de socialisation et donc d’intégration.

Or, défendent Jean Tardif et Joëlle Farchy, les questions identitaires ne pourront recevoir de réponse appropriée en continuant à faire abstraction ou à ne pas comprendre la dynamique de la mondialisation culturelle. Les appels à la sécurité ne peuvent être satisfaits par les seules politiques défensives pas plus que par les illusions naïves des «accommodements raisonnables», pour renvoyer au cas canadien par exemple. Pour nos auteurs, la sécurité culturelle n’est pas moins importante que la sécurité physique: on ne transige guère sur les symboles constitutifs d’identité!

La mondialisation culturelle, portée principalement par la sphère médiatique globalisée – pensons aux cinq milliards d’écrans portables à travers le monde! –, affecte la capacité de socialisation de toutes les cultures existantes. Elle se déploie par les vertus de la séduction dont l’efficacité tient à la force immédiate de l’image. C’est dans la sphère médiatique globalisée que les jeunes puisent désormais leurs valeurs, leurs rêves, leurs héros, leur mode de vie, beaucoup plus séducteur que ceux que leur présente leur environnement immédiat.

Jean Tardif et Joëlle Farchy définissent la culture comme système symbolique qui institue tout groupe social (de la tribu à la nation…), le distingue d’un troupeau et des autres groupes sociaux. Un système vivant et évolutif, pas figé, contrairement aux simplismes des «culturalistes»! C’est dans ce système que l’individu construit son identité d’être social. Il s’agit donc d’un double processus entre deux pôles actifs, l’un social et l’autre individuel.

Pour tenter d’expliciter ce processus dialectique, Tardif a proposé le concept d’«Hyperculture globalisante» dont il évoque aussi les conséquences en termes différents de la conception encore fréquente «d’impérialisme culturel», se référant plutôt aux risques de darwinisme culturel ou d’incompréhension radicale ­– n’est-ce pas le cas aux USA dont les écrans présentent moins de dix pour cent des productions audiovisuelles du reste du monde?…

Ainsi, pour les auteurs la notion de sécurité culturelle n’est pas une importance marginale, même si elle semble aujourd’hui encore largement sous-estimée. Et si la mondialisation pose un défi considérable à la pensée et à l’action, c’est que les réponses ne sont pas fournies par le passé, mais doivent être inventées en retrouvant le politique, y compris à l’échelon extranational.

Une des toiles de fond des thèses des auteurs renvoie au livre de Samuel Huntington paru au milieu des années nonante, Le choc des civilisations. La thèse défendue énonçait qu’avec la chute du mur de Berlin, les questions culturelles devenaient centrales. Plus précisément, la redéfinition de clivages était, selon Huntington, susceptible de provoquer de nouveaux conflits. Des critiques furent faites à l’égard de cette thèse, s’en prenant, selon Tardif et Farchy, à des aspects marginaux de l’analyse d’Huntington. Elles passaient cependant à côté de l’essentiel, à savoir la démonstration du caractère stratégique des facteurs culturels et identitaires qui ont échappé à la sphère nationale.

Certes, cela n’empêche pas que de nombreux politologues ne peuvent concevoir le politique autrement que lié à l’état-Nation dans son institutionnalisation occidentale. Or, selon nos auteurs, les enjeux géoculturels sont sous-estimés par l’analyse politique courante dont les tenants décrètent l’argument culturel peu pertinent, raison de la sous-estimation de la thèse du choc des civilisations.

Une autre toile de fond renvoie à l’ouvrage de l’historien Fernand Braudel qui soutenait dans Le temps du monde (1988) que les processus d’internationalisation qu’avait connus l’humanité se sont toujours déroulés en quatre phases successives: économique, sociale, culturelle et politique. Assurément, nous vivrions l’actuelle mondialisation dans ses dernières phases.

Ce que déplorent Tardif et Farchy, c’est que les enjeux géoculturels sont ignorés, marginalisés ou instrumentalisés, le prisme du nationalisme méthodologique empêchant de saisir la spécificité de ce phénomène transfrontalier qu’est la mondialisation, raison pour laquelle leur dimension stratégique est ignorée.

Si ce compte-rendu s’est concentré sur les aspects culturels, notons que cet ouvrage passionnant ne fait pas l’impasse sur les aspects économiques, discutant notamment de la notion de l’échange équitable pour remplacer celle du libre-échange pour les échanges culturels.