14 mai 2024
point de vue

L’incroyable légèreté de la recherche

Article rédigé et signé avec Julien Perriard et François Petitpierre, paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi en septembre 2011.

 

Une recherche publiée sur le site de l’OFAS (Office fédéral des assurances sociales) ne répond à aucun canon scientifique. Nous en rendons compte de façon humoristique en posant cependant la question de savoir dans quel but une organisation ose publier sur son site un tel rapport1.

 

Votre collègue Jean-Michel se comporte en «petit chef», votre subordonnée Jeanne est une vraie «donneuse de leçons», votre secrétaire Irène est une «langue de vipère»? Vous pensiez sans doute qu’il ne s’agissait que de traits de caractère déplaisants, que d’humeurs plus ou moins supportables… eh bien non. Un rapport de recherche récemment publié par l’Office fédéral des assurances sociales nous apprend que vos fameux collègues ou subordonnés souffrent de graves troubles de la personnalité. Étant entendu qu’il est ici question de véritables troubles psychiques à dénoncer au plus vite aux autorités sanitaires compétentes pour ramener sur le droit chemin ces collaborateurs en passe de grossir les rangs des rentiers AI.

L’actualité de ces dernières années, notamment les nombreux suicides survenus dans de grandes entreprises, a suscité un foisonnement de réflexions et analyses sur la complexité des situations rencontrées dans les organisations contemporaines. Même le grand public est aujourd’hui sensibilisé au fait que des tragédies personnelles trouvent dans bon nombre de cas leur origine dans des situations et relations collectives et organisationnelles.

La recherche menée dans la région de Bâle sur mandat de l’OFAS découle d’une bonne intention: anticiper les problèmes de santé mentale survenant dans le cadre du travail et comprendre quels types de troubles sont présents parmi les travailleurs et travailleuses suisses.

Seuls interrogés, les cadres et responsables des ressources humaines ne se révèlent pas tendres dans leurs descriptions de ce qu’ils considèrent comme des «collaborateurs difficiles». Les comportements problématiques mis en évidence sont le refus de reconnaître ses erreurs, les changements d’humeur imprévisibles, les problèmes de concentration ou encore le fait de se cabrer lorsque des instructions sont données. En d’autres termes, toute tentative de désobéissance, tout discours contraire à la norme risquent fort d’agacer votre hiérarchie. D’ailleurs, on apprend que dans 90% des cas, la résolution du problème passe par une rupture du contrat de travail.

Premier résultat considéré comme une découverte très importante par les auteurs: «Les problèmes relationnels sont l’indice précoce le plus fréquent de l’existence de problèmes psychiques.» Vous êtes en conflit avec un collègue? Faites attention, l’un de vous deux est probablement un malade (psychique) qui s’ignore. Lequel des deux? Votre hiérarchie tranchera pour vous!

Autre grand résultat de l’enquête: le recours à des expressions et surnoms dévalorisants (dont nous avons repris quelques exemples au début de cet article) «[…] peut avoir un effet libérateur [pour les] cadres affectés sur le plan émotionnel.» Les chercheurs précisent d’ailleurs que «[…] les qualificatifs servant à désigner les collaborateurs «difficiles» indiquent relativement clairement quels sont leurs problèmes». Votre chef vous traite de «teigne»? C’est qu’il manie avec brio l’art du diagnostic des troubles mentaux, mais, probablement pour ne pas vous exclure de sa réflexion de spécialiste, adopte une terminologie profane.

Autre résultat intéressant: Deux critères suffiraient à identifier les cas à risque dans l’entreprise: la performance (bonne ou mauvaise) et le comportement social (bon ou mauvais). Encore une fois, veillez à vous comporter en organisation aussi bien que vous le faites en société!

Un dernier extrait du rapport: «[…] les supérieurs hiérarchiques et les responsables du personnel […] sont peu nombreux à pousser leurs collaborateurs «difficiles» à se faire soigner.» Cela est fort regrettable, car nous aurions sans nul doute tous à y gagner, et la gangrène que représentent les collaborateurs difficiles serait enfin neutralisée, à défaut d’être éradiquée.

Si vous critiquez ces résultats, c’est que vous souffrez, tout comme nous d’ailleurs, d’un trouble psychique grave dont le symptôme – pathognomonique, il va de soi – est une opposition systématique aux avancées de la science.

Plus sérieusement, voilà une étude à conseiller à tout professeur qui voudrait faire passer quelques règles de méthode à ses étudiants. Dans la catégorie des exemples à ne pas suivre. C’est certainement le but pédagogique que s’était fixé l’OFAS.

Cette étude n’a aucune constance scientifique (pas de théorie, pas d’hypothèses, etc.); on peut seulement se poser la question de savoir ce qui peut pousser une organisation de publier une telle «étude» sur son site.

1 http://www.bsv.admin.ch/praxis/forschung/publikationen/index.html?lang=fr&lnr=01/11#pubdb