15 mai 2024
la démondialisation

Critique de la raison globalitaire

À propos de l’ouvrage La démondialisation, de Jacques Sapir, éditions du Seuil, 2011, 260 pages

Compte-rendu paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en juin 2011, p. 4.

Loin des visions félicitiques de la globalisation, des études de plus en plus nombreuses en pointent les limites et prônent un retour à un protectionnisme tempéré.

Dans les années nonante, à l’ombre de la globalisation, des voix isolées prônant un protectionnisme plus ou moins tempéré, étaient considérées comme pleurnichardes et méprisées. On vivait les heures de gloire de la mondialisation à l’œuvre depuis les années septante et quatre-vingt. Changement d’époque et de ton! Les critiques de la globalisation se ragaillardissent, des voix de plus en plus insistantes pointant les conséquences néfastes d’une logique néo-libérale sans contraintes ni conditions. Rares hier, les ouvrages critiques de la globalisation sont aujourd’hui florès. Parmi eux, le récent livre de Jacques Sapir bâti en deux parties suivies d’un long épilogue.

La première partie de l’ouvrage de Sapir, est consacrée à la mondialisation marchande qui s’est incarnée dans le libre-échange. L’auteur aborde dans un premier chapitre la question des coûts cachés de la mondialisation. Discutant différents indicateurs, p.e. le PIB, il montre en quoi la croissance mesurée par ledit indicateur n’implique en aucun cas la richesse pour le pays. Il offre également une analyse des principaux outils et modèles utilisés par les experts de l’OMC ou de la Banque mondiale; notamment le modèle Linkage dont il démonte la logique pour mieux en circonscrire les limites et pointer les interprétations plus ou moins lâches qu’il permet.

Dans le deuxième temps, Sapir soutient que «ce sont sur des marchés intérieurs puissants et bien établis que se construit la croissance», exemples de la Russie et de la Chine à l’appui de sa thèse. Relativement au cas chinois, il affirme que la stratégie poursuivie par ce pays a été «de profiter au maximum de l’ouverture, car les autorités savaient que la question du taux de change était dissociée de celle de libre-échange. Il y a donc eu un détournement du libre-échange, rendu possible par la logique de l’OMC qui ne se concentre que sur le commerce et oublie complètement la variable du taux de change dans ses différends accords.» L’auteur développe un argument pour montrer que la Russie a crû pour être restée elle aussi à l’ombre des règles du libre-échange façon OMC.

Troisième temps. L’auteur pose la question de savoir finalement à qui sert la globalisation. Il explique que le commerce international ne s’est pas fait au départ par une spécialisation sur des avantages relatifs mais par plusieurs spécialisations techniques entre firmes. Elle a ainsi profité aux firmes multinationales comme aux classes dirigeantes des pays industrialisés qui ont fait baisser la pression que les salariés exerçaient au début des années 1970 sur les profits.

Dans le quatrième chapitre enfin, l’auteur précise sa compréhension des gains de productivité importants depuis les années 1990 comme devant être interprétés sous l’angle des coûts salariaux unitaires, une approche en temps de travail plutôt qu’en termes de valeur ajoutée lui paraît mieux pouvoir rendre compte des désordres liés au commerce international.

La deuxième partie de l’ouvrage, composée elle aussi de quatre chapitres, est consacrée cette fois à la globalisation financière qui s’est mise en place avec le détricotage, pour reprendre les termes de l’auteur, en 1973du système hérité de Bretton Woods. C’est à partir de ce moment, en fait depuis 1971 et la non-convertibilité du dollar, que l’innovation en matière financière va se déployer. Croisant analyses diachroniques et synchroniques à la manière des spécialistes des sciences sociales dont l’auteur se réclame, Jacques Sapir nous fait revivre cette financiarisation de l’économie avec ses conséquences en termes de transformations institutionnelles, p. e. le FMI. Il décrit aussi le démantèlement des réglementations des mouvements de capitaux et les contradictions qu’ont eu à affronter les acteurs nationaux. Le dernier chapitre de cette partie traite des monnaies et en particulier de l’Euro, de son rôle et de sa crise… structurelle.

Un épilogue conséquent propose des pistes de solutions possibles et se clôt sur le cas français. Il est vrai que l’on a commis bien des parallèles faciles ces dernières décennies entre des pays aux structures économiques et sociales pourtant bien différentes, sans égard pour la diversité des situations et de variables contextuelles. N’a-t-on pas porté au pinacle des pays dont les économies, nous rappelle Jacques Sapir, se sont révélés pourtant faibles?

Les pistes de solutions envisagées par Jacques Sapir ne sont pas nécessairement aisées, loin de là, mais on a l’impression à la lecture de cet ouvrage, de sortir d’une vision déterministe qui nous a certainement trop longtemps affligés. Dans l’idéologie économique comme organisationnelle des auteurs étatsunisiens les plus influents, se profile souvent un monde lisse avec toujours l’illusion d’un Fiat Lux. Contre cette tendance quasi-parousique, Jacques Sapir s’oppose. «Le mythe du doux commerce venant se substituer aux conflits guerriers, écrit-il, a été trop propagé pour ne pas laisser quelques traces… Mais, à la vérité ce n’est qu’un mythe. Le navire de guerre a précédé le navire marchand». Le propos de l’auteur est de précisément démystifier la mondialisation heureuse. Le débat est ouvert.