15 mai 2024

Le trader et la dispersion au travail

À propos de l’ouvrage de Caroline Datchary: La dispersion au travail, éditions Octarès, coll. Travail et activité humaine, 2011, 204 pages (Préface de Laurent Thévenot; illustrations de Françoise Datchary)

Interview paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en septembre 2011, p. 5

C. Datchary en 5 dates:

  • 1978: naissance, vit actuellement à Toulouse, mère de 3 enfants;
  • 2001: magistère et DEA de Finance Internationale à l’université Bordeaux 4;
  • 2003: ingénieur de recherche en sociologie à France Télécom R&D;
  • 2006: doctorat de sociologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris;
  • 2007: maîtresse de conférence à l’Université de Nice.

Perspective:

Caroline Datchary conduit des recherches sur la base d’enquêtes ethnographiques sur la dispersion en milieu de travail et coordonne une équipe de chercheurs sur les questions de la multi-activité. Sa question centrale revient à savoir si l’on peut se disperser efficacement au travail.

Interview:

Qu’est-ce qui vous a motivée à traiter du sujet de la Dispersion au travail? Sur quel terrain sociologique avez-vous commencé d’aborder ce thème?

J’ai un double cursus universitaire en sociologie et en finance. Au cours de stages en finance, j’ai été amenée à passer plusieurs mois dans des salles de marché, à un desk de trading. J’ai tout de suite réalisé qu’il y avait là un sujet formidable de sociologie du travail. Le métier de trader apparaît comme particulièrement emblématique de la dispersion. D’ailleurs, les différentes représentations, notamment au travers des films, reportages télévisuels ou œuvres littéraires, mettent quasi systématiquement en scène un trader qui s’agite face à un mur d’écrans dans une salle des marchés tant grouillante que bruyante, sorte d’hyperbole du travailleur confronté à la dispersion.

L’analyse a été étayée par la comparaison avec trois autres situations de travail: des conducteurs de travaux dans l’assainissement, des salariés d’agences d’événementiel et des managers en centre de recherche. Le contraste fort entre ces situations de travail a permis de tester la fécondité de cette catégorie et d’en cerner les contours à partir de dimensions aussi centrales que le niveau d’équipement technologique, les formes de pression temporelle, la place dans le collectif de travail, la plus ou moins grande mobilité ou encore la nature et la forme de l’aléa qui s’exerce sur les salariés.

Le sujet n’est pas vraiment nouveau, alors pourquoi le traiter particulièrement aujourd’hui?

Effectivement, on rencontre ces situations dans des métiers qui existent depuis fort longtemps. Il n’y a qu’à imaginer un professeur dans une école maternelle qui doit jongler en permanence entre la leçon devant toute la classe, la compréhension individuelle de chaque élève et la discipline. Mais à défaut d’être inédit, en raison des transformations qui ont affecté les formes de planification au sein des organisations, ce type de situations semble de plus en plus fréquent. Dans ses versions les plus prescriptives, le plan a connu un certain recul au profit de davantage de flexibilité et de réactivité. Les nouveaux compromis qui en découlent ne sont pas gérés à un niveau centralisé mais laissés à la charge des salariés et des équipes de travail qui se retrouvent donc confrontés à des situations de dispersion. Parallèlement, et à un niveau plus général, on observe une évolution des normes d’attention. Il semblerait qu’une forme d’attention plastique et labile vienne contester la suprématie de la norme de focalisation jusque-là hégémonique.

La dispersion est-elle toujours quelque chose de positif? Si non, quel en est l’envers?

La gestion des situations de dispersion est une performance. Les capacités du travailleur à réduire, canaliser ou à résister à la dispersion constituent une compétence. Cette compétence générale à articuler différents engagements dans le court terme, se décline en un nombre conséquent de compétences plus ou moins spécifiques (agilité temporelle, maîtrise émotionnelle, compétence à évoluer dans un collectif de travail ou une maîtrise des TIC pour n’en citer que quelques unes). Ces compétences peuvent être développées grâce à l’expérience. En effet, l’analyse révèle que la familiarité avec l’environnement de travail et l’acquisition d’automatismes jouent un rôle déterminant en matière de gestion de la dispersion.

Mais je montre également que la confrontation à des situations de dispersion représente également une charge supplémentaire pour le travailleur qui ne saurait être appréhendée avec les catégories déjà existantes comme la flexibilité temporelle ou fonctionnelle. Ce constat vaut pour les charges cognitives ou psychiques (par exemple la hantise d’avoir fait un mauvais choix ou la sensation de n’avoir rien fait) mais aussi physiques (le recours à l’analyse vidéo a permis de mettre en évidence le rôle du corps avec des torsions et des étirements) dans la gestion de la dispersion, que ce soit au niveau émotionnel ou gestuel.

Chacun∙e d’entre nous est-il capable d’avoir cette compétence?

Se disperser ou être dispersé: la dispersion est autant portée par la personne que par son environnement de travail. Dès lors, ce dernier (qu’il soit technique, humain ou organisationnel) joue un grand rôle dans la capacité d’un travailleur de faire face à des situations dispersives. A cet égard l’exemple du trader est patent puisque toute l’organisation de la salle est pensée pour qu’il puisse mener à bien sa mission et que son équipement permet à la fois une attention distribuée sur de multiples écrans mais aussi une focalisation très rapide sur un élément pertinent par des jeux de couleurs, de surbrillance mais aussi des sons associés à des événements ou encore des maximisations d’outils.