15 mai 2024
exister au travail

Par-delà les maux et les mots

À propos du dossier dirigé par Francis Ginsbourger, Yves Lichtenberger, Marc-Olivier Padis : Exister au travail, Revue Esprit, n°278, octobre 2011, 214 pages

Compte-rendu paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en novembre 2011, p. 4.

Des économistes du travail et des sociologues critiquent la référence à la notion de souffrance (au travail) qui met l’accent sur les passions plutôt que d’ouvrir des voies pour l’action.

La question des conditions de travail apparu de façon forte au cours des années nonante, portée sur la scène public à la faveur de succès livres sur le harcèlement psychologique et moral (ou «mobbing»), de l’importance des TMS (troubles musculo-squelettiques) – plus importante épidémie au niveau mondial, soit dit en passant! – et des troubles psychiques que l’on range dans la catégorie des fameux risques psychosociaux. La souffrance s’installait comme un fait évident, dans la société et dans les organisations.

Contre cette tendance à hypostasier la souffrance, des auteurs s’opposent depuis peu. Cette année a ainsi vu paraître entre autres ouvrages, celui de Francis Ginsbourger Ce qui tue le travail (2011) et celui d’Alain Ehrenberg La société du malaise (2011) et pour en rester aux auteurs qui ont contribué à la récente livraison de la Revue Esprit dont il est question ici.

Pour le premier auteur, ce qui tue le travail, ce sont les catégories construites autour de lui. L’entreprise réduit le travail à un coût, pour la gauche à une quantité partageable, pour la droite à un salaire variable. Quant à le réduire à de la «souffrance», cela ne fait qu’ajouter à la confusion, insiste Ginsbourger dont le propos est de s’intéresser concrètement au travail, pas de façon surplombante comme le font la plupart des collègues à la tendance à la critique dénonciatrice. Dans son article, l’économiste du travail interroge notamment les cadres de la pensée gestionnaire expliquant les troubles au travail à partir du lien de prescription dont on sait qu’il est au cœur de l’organisation moderne et de nos sociétés démocratiques. Il part de l’idée que dans le monde économique prédominent deux formes de rationalisation des services: l’industrielle et la professionnelle. La première tend à faire du service un quasi-produit adressé à un usager passif, tandis que la seconde fait appel à la participation active du client. Les interactions entre ce dernier et le professionnel contribuent à définir la prestation. Cette co-construction (ou cette co-définition) de la prestation qui s’opère dans le cours de la relation est de l’ordre de la prescription définie comme une activité de conception. Est prescription «l’activité par laquelle j’amène autrui à accepter ce que je lui propose, à en faire une chose pour lui».

Or, poursuit Ginsbourger, la relation de service « inverse les problématiques du travail en milieu industriel ». Dans une organisation de type industriel, le travail le plus codifié, le plus strictement prescrit, contient toujours une part d’autonomie et d’initiative qui échappe à la prescription réglée. Dans la relation de service, la relation d’« ajustement mutuel » est première et la prescription seconde. Si bien que « la question est celle du rôle que joue la prescription réglée dans la relation ». En conséquence, si les personnes impliquées dans une relation de service, n’ont pas la possibilité de faire vivre la relation, elles se retrouvent totalement démunies. On comprend dès lors que les questions de santé touchent de manière plus aiguë les organisations de services où la relation est importante pour l’équilibre des employés quand leur action est empêchée.

Pour le second auteur, la notion de «souffrance sociale» est à interroger. Effectuant un aller et retour transatlantique par le biais d’une approche comparative entre les États-Unis et la France, Alain Ehrenberg met en relief le fait que la «souffrance sociale» est devenue, en France, le label renvoyant à une l’idée d’une souffrance psychique de masse et le sentiment de ne plus y arriver. L’auteur met en relief trois lignes de transformation ayant permis d’arriver à cette représentation: les formes d’organisation du travail visant à la flexibilité, l’apparition d’une population au statut professionnel précaire et le fait que la psychiatrie publique ait vu ses missions s’étendre vers la santé mentale.

Ainsi, l’émancipation des mœurs, les transformations de l’entreprise et celles du capitalisme semblent, affaiblir les liens sociaux et l’individu en est arrivé à devoir de plus en plus compter sur sa «personnalité». Il s’ensuit de nouvelles souffrances psychiques qui seraient liées à la difficulté à atteindre les idéaux qui nous sont fixés. Ehrenberg fustige précisément cette vision commune franco-française.

Comment rendre compte de la singularité française? Et que signifie l’idée récente que la société crée des souffrances psychiques? Croisant l’histoire de la psychanalyse et celle de l’individualisme, l’auteur compare la façon dont les Etats-Unis et la France conçoivent les relations entre malheur personnel et mal commun, offrant ainsi une image plus claire et plus nuancée des inquiétudes logées dans le malaise français. Les arguments s’enroulent autour de la comparaison du concept d’«autonomie», expliquant pourquoi aux États-Unis cette idée unie les Américains et pourquoi elle divise les Français.

Nous nous sommes arrêtés à deux contributions parmi la dizaine de contributions qui font de ce volume un numéro exceptionnel.