15 mai 2024
Une entreprise peut-elle être "sociale" dans une économie de marché

L’entreprise sociale, nouvel enjeu pour les économistes

À propos de l’ouvrage dirigé par Sophie Swaton: Une entreprise peut-elle être «sociale» dans une économie de marché?, éditions de L’Hèbe, coll. La question, 2011

Interview paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en octobre 2011, p. 5

Perspective:

Dans les années 1990, des entreprises se qualifient de «sociales» émergent en Europe qui revendiquent leur appartenance à l’économie sociale et solidaire (ESS). Ces organisations regroupent aujourd’hui près de 10% des emplois en Suisse romande comme en Europe! Une dynamique s’est ainsi créée dans le champ de recherche de l’économie sociale et solidaire, souvent associée à un secteur strictement associatif ou au contraire un peu «fourre-tout» dans lequel classer des initiatives qui échappent encore à la théorie économique et que l’on a parfois du mal à qualifier. À tort dans les deux cas!

S. Swaton en 5 dates:

  • 1999: maîtrise de philosophie, Université de Provence.
  • 2000 Master en philosophie économique, GREQAM, Université d’Aix-Marseille III.
  • 2001 Diplôme des hautes études en sciences sociales, EHESS, Paris.
  • 2005 Doctorat de sciences économiques, GREQAM, Université d’Aix-Marseille III.
  • 2009 Première assistante au Centre Walras Pareto, UNIL.

 

Interview:

Qu’est-ce qu’une entreprise sociale?

Une entreprise sociale est une entreprise constituée dans la lignée des principes de l’économie sociale et solidaire, mouvement de pensée dont les origines historiques remontent au 19ème siècle et dont les pratiques se veulent innovantes en réponse à des besoins sociaux spécifiques. Conformément aux organisations traditionnelles de l’économie sociale et solidaire, en particulier les coopératives et les associations, les entreprises sociales combinent différentes exigences comme le primat de la personne sur le capital, l’autonomie par rapport à l’État, la mixité des ressources, la participation des employés, une activité d’intérêt collectif… À Genève, la récente Chambre de l’économie sociale et solidaire (APRES-GE) a formulé quatre critères non négociables (dont la transparence financière) et d’autres à adopter progressivement (notamment la prise en compte de l’environnement). Près de 250 organisations issues de la plupart des différents secteurs d’activités ont adhéré à cette Chambre, par exemple l’agence de location de voitures Mobility, Les Magasins du Monde, la Bourse à Travail, la Banque Alternative Suisse, le quotidien Le Courrier, l’assureur La Mobilière.

Y a-t-il un lien avec le développement du social business aux États-Unis?

Le terme d’entreprise sociale ne signifie pas la même chose aux États-Unis et en Europe; tant d’un point de vue historique que conceptuel. Aux USA, le social business désigne une activité propre à certaines entreprises capitalistes s’engageant dans des activités socialement bénéfiques, moyennant un risque financier calculé. Tel est le sens du programme Ashoka initié par Bill Dayton et du concept récent de Venture Philanthropie: il s’agit d’investir dans des projets qui deviendront ensuite rentables. Au contraire, dans les entreprises sociales inscrites dans la filiation de l’économie sociale et solidaire qui se positionne à la fois comme a-capitaliste et autonome vis à vis de l’État, il y a initialement une volonté de mettre en œuvre un projet commun sans que le profit ne constitue la visée de base. L’homme prime sur le capital. Et une conception démocratique de la gouvernance est revendiquée.

Aux États-Unis, le social business provient donc plutôt d’une tradition de la charité?

En effet! La philanthropie est particulièrement forte aux États-Unis où traditionnellement la Charity joue un rôle très important dans l’aide aux plus démunis, souvent à la place de l’État. Toutefois, les nouveaux philanthropes, comme Gates, Buffet ou Myers, critiquent les philanthropes traditionnels qui ne seraient pas suffisamment impliqués sur le terrain et peu efficaces. Mais on assiste aussi à un glissement dans la conception de la charité, et au passage de la philanthropie pure à la recherche de rentabilité. Telle est la spécificité du social business qui marque donc une rupture avec la conception traditionnelle de la philanthropie: aider les pauvres doit générer un profit pour l’entreprise. Pour ce, on applique des méthodes qui ont fait leur preuve. On parle sans ambigüité de social return on investissement.

Dans le social, est-ce donc la seule manière d’être rentable?

Non pas du tout. Les entreprises sociales de l’économie sociale et solidaire interviennent dans différents secteurs d’activité et se caractérisent davantage par leur fonctionnement (social et solidaire) et une mission d’intérêt collectif entendu au sens large du terme: leurs valeurs ne s’incarnent pas nécessairement sur l’aide aux plus défavorisés, objectif qui devrait revenir prioritairement à l’État. Ces entreprises non axées sur la rentabilité à tout prix mais organisées autour d’un projet collectif et d’une mission sociale, sont plus aptes que les autres à fédérer les synergies des employés qui, dans ce genre d’entreprises, participent aux décisions indépendamment du capital investi. Les études en la matière montrent que les entreprises sociales, soucieuses de promouvoir leurs valeurs en interne à travers l’écart modéré entre les salaires, la promotion de l’égalité hommes-femmes, la participation, sont moins sujettes à l’absentéisme, au turn-over et au burn-out de plus en plus déplorés dans certaines entreprises classiques. Paradoxalement, c’est parce que le critère de rentabilité n’est pas explicitement recherché que les employés sont plus efficaces car plus engagés au cœur de leurs organisations dont ils partagent les valeurs au-delà d’une adhésion un peu fictive à une charte dite éthique ou de bonne conduite.