15 mai 2024

Remise en cause nécessaire des discours sur l’économie

À propos de l’ouvrage de Bernard Traimond: L’économie n’existe pas, éditions Le Bord de l’eau, coll. Documents, 110 pages

Interview paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en février 2011, p. 4

B. Traimond en 5 dates:

  • 1966: lecture de «Le nouvel esprit scientifique» de Gaston Bachelard;
  • 1968: événements de mai;
  • 1982: lecture de Littérature et réalité de R. Barthes, L. Bersani, Ph. Hamon;
  • 1993: professeur d’université à Bordeaux;
  • 2000: lancement de la collection Études culturelles aux Presses Universitaires de Bordeaux.

Perspective:

Les réalités économiques sont supposées incontournables. Alors que nul ne sait précisément à quoi elles correspondent réellement. Le domaine a pourtant gagné une autorité telle qu’il est impossible de le mettre en doute. Les discours économiques s’appuient sur des catégories préconstruites et des problématiques imposées qui ne font qu’ajouter à la confusion, prétend l’anthropologue Bernard Traimond, lequel s’efforce dans son récent ouvrage de déplacer des points de vue «indiscutés» pour ouvrir la voie à une approche concrète de l’économie. Plus concrète que les approches portées par les antagonismes permis par la fiction de l’économie politique depuis Smith en passant par Ricardo et Marx.

Interview:

L’anthropologie économique semble avoir perdu de son lustre dans la deuxième moitié du siècle dernier. Pourquoi? Où en est-on aujourd’hui?

La discipline dite «anthropologie économique» est née à partir de 1929 quand des anthropologues – notamment le Britannique Melville Herskovits – ont voulu présenter les informations recueillies dans les sociétés exotiques dans les cadres posés par les manuels d’économie politique. Successivement le marginalisme puis le keynésianisme et enfin le marxisme ont servi à expliquer les fonctionnements de ces sociétés.

Il n’était en effet pas difficile de trouver des informations sur la propriété du sol, les rapports de production, les techniques etc. pour les organiser selon des schémas préconstruits.

Ces façons de voir se heurtaient à deux obstacles: le premier posait un cadre d’analyse universel, transposable en tout lieu et toute époque; le second résulte de la complète décontextualisation des informations nécessairement recueillies dans certaines circonstances.

L’effondrement des «grands récits légitimants» et le besoin de faire de l’enquête un instrument de connaissance ont rendu de moins en moins acceptables ces manières de voir. Enfin, les discours économiques ne peuvent rassembler des données trop diverses sous un même sigle au risque de juxtaposer des informations hétéroclites.

Il reste évidemment les enquêtes consacrées à certains objets localisés, la monnaie ou les techniques parmi d’autres.

L’économie n’existe pas, avancez-vous!

En effet, le mot «économie» recouvre tellement d’objets que, si vous désirez être compris de votre interlocuteur, il vous est impossible de l’utiliser. J’ai ainsi pu relever 13 sens différents dans l’exemplaire du vendredi 17 octobre 2008 du Monde comme si la confusion allait de soi.

Par cette provocation, j’appelle à désigner chaque chose par un seul mot et surtout à ne pas donner le même nom à des objets différents. Or il est des domaines où curieusement ces évidences ne semblent pas s’imposer.

Dans le fond, vous critiquez la place «exorbitante» du discours économique dans nos sociétés…?

Ces confusions ont évidemment une fonction: ne pas faire comprendre ce qui se dit et ne pas montrer ce qui se fait. Pourtant, les «discours économiques» s’imposent et les «réalités économiques» sont supposées incontournables alors que nul ne sait précisément à quoi elles correspondent réellement. Pourtant, malgré ces confusions, ce domaine a gagné une autorité telle qu’il est impossible de le mettre en doute.

Que proposez-vous concrètement?

Je propose simplement de partir d’enquêtes sur les pratiques exprimées par les hommes de l’art, ceux qui sont confrontés aux réalités, l’agriculteur dans son exploitation, le trader devant ses ordinateurs, le mathématicien avec son tableau noir.

Cette démarche s’oppose aux enquêtes d’opinion sur ceux qui ne connaissent pas ce dont ils parlent. Au contraire, dans l’enquête anthropologique chacun exprime sa vie, ses pratiques, ce qu’il fait; il présente verbalement ses expériences. Bien évidemment, parfois le locuteur se tait, se trompe, cache ses secrets et surtout il ne dispose que des catégories que lui propose sa langue. Pourtant, même ses mensonges, ses silences et ses erreurs révèlent les façons dont il perçoit le réel.

En effet, nous avons vu qu’il est possible d’apprécier la qualité relative des informations. Les historiens nous ont appris depuis longtemps à distinguer les sources de première et de deuxième main, la critique interne et externe et la chasse aux anachronismes. Ainsi, nous pouvons classer les informations selon leurs qualités relatives. En outre, le discours naturel, celui qui sert à communiquer, l’ordinaire de Stanley Cavell, connaît des ruptures, expression de l’irruption du réel dans les conventions langagières; ces anomalies, comme les désigne Eric Chauvier, nous signalent une faille révélatrice d’une confrontation avec la réalité.

Que peuvent apporter les enquêtes anthropologiques à nos savoirs?

Les enquêtes anthropologiques permettent de recueillir les discours des praticiens. En outre, autour de 1960, avec le transistor, le magnétophone est devenu léger, solide et bon marché. Désormais, il enregistre nos conversations mais surtout la façon de parler, les erreurs, les lapsus, les jeux de langage, les tons et les rythmes utilisés et leur changement.

Ces informations permettent d’apprécier la qualité relative des discours recueillis, de repérer ce que le locuteur veut nous cacher. En outre, également vers 1960, est apparue une nouvelle linguistique, la pragmatique du langage, qui nous fournit les instruments pour analyser ces matériaux. S’est alors constitué ce qu’Alessandro Duranti appelle l’ethnopragmatique. Ainsi, nous pouvons échapper aux catégories préconstruites, aux problématiques imposées et aux affirmations sans preuve. Nous pouvons présenter à nos lecteurs les matériaux sur lesquels nous appuyons nos démonstrations.