13 mai 2024
Crise du livre

Quand le livre devient vagabond…

À propos de l’ouvrage Le livre à l’heure numérique : Papier, écrans, vers un nouveau vagabondage, de Françoise Benhamou, éditions du Seuil, 2014, 216 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, octobre 2014.

Françoise Benhamou est professeure à l’Université Paris-13, membre de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP).

F. Benhamou en 5 dates:

  • 1979: mon premier poste de professeur d’économie, à Orsay.
  • 1985: je soutiens ma thèse sur… l’économie du livre.
  • 2008: je deviens vice-présidente de mon université, et tente de bâtir une politique internationale.
  • 2010: j’entre au Conseil d’administration du Musée du Louvre.
  • 2012: je suis nommée au Collège de l’Arcep.

 Interview:

Pourquoi, afin de comprendre ce qui se passe pour le livre, analysez-vous la migration de la musique et de la presse vers le numérique ?

Avec la presse, on est frappé par la révision des pratiques d’écriture et de lecture, et par la mise en question de toute la chaîne de valeur. On sort de la relation verticale qui va du journal à son lecteur, avec la montée des contributions et de l’interactivité. Plusieurs modèles économiques coexistent, qui peinent à générer des revenus à hauteur des pertes engendrées par les pratiques de gratuité et par la difficulté à monétiser la publicité. On observe aussi la tendance des éditeurs de journaux à diversifier la gamme des produits offerts à l’intérieur de l’écosystème comme à ses marges. Il faut enfin mentionner l’enjeu des données personnelles, le besoin d’une taille critique pour investir, la révision des métiers et des statuts. Du côté de la musique, on relève la difficulté d’établir un partage des revenus équilibré et durable entre les acteurs du secteur (plateformes, labels, créateurs), la place des géants presque tous américains, la montée des pratiques de streaming, l’importance des recommandations des usagers, les erreurs en matière de lutte contre le piratage. Autant de leçons à méditer, pour un secteur du livre qui entre dans le monde numérique plus tard que les autres secteurs, et non sans inquiétude.

 Quels bouleversements doit affronter le livre ?

La lecture change ; nous vagabondons d’un écrit à l’autre, dans une mise à plat où tout a tendance à se valoir. L’écriture évolue : les auteurs tissent de nouveaux liens avec leurs lecteurs. Certains livres sont enrichis par des vidéos, des photos, des liens vers d’autres œuvres. Les éditeurs ne sont – et ne seront – plus tout à fait les mêmes : ils doivent composer avec les géants du Net, qui disposent d’avantages concurrentiels (fiscaux, et aussi en capacité de diffusion et de distribution) : regardez le conflit entre Hachette et Amazon, qui entend imposer de nouvelles règles commerciales et n’hésite pas à entraver la distribution des livres des auteurs de Hachette pour faire pression sur l’éditeur. De nouveaux éditeurs apparaissent (des « pure players ») qui occupent des marchés de niche. Certains auteurs font appel au crowdfunding dans des logiques d’auto-édition. Les librairies sont menacées et tentent de diversifier leurs activités. Le contrat d’auteur est renégocié, dès lors que les prix sont de l’ordre de 30% moindres que pour le livre papier. Même les bibliothèques doivent changer ; elles deviennent des lieux de sociabilité, de rencontre.

 Y a-t-il véritablement un risque que le livre disparaisse ?

Le livre ne disparaîtra pas ; la littérature demeurera. On écrira encore des essais, des poèmes, des romans, des livres d’histoire, etc. Mais les formes de publication sont appelées à évoluer. Le papier coexistera avec la version numérique, dans un équilibre sans doute instable. On verra apparaître de nouveaux modèles économiques où l’accès prévaudra sur l’acquisition, où l’abonnement complètera les achats à l’unité, où le streaming remplacera l’achat pérenne pour les livres « jetables » d’un intérêt de très court terme. L’impression à la demande prendra de plus en plus d’importance : l’éditeur fera un tirage papier au plus près de ses prévisions de vente, et de nouveaux tirages pourront se faire au fil des demandes, y compris à l’unité. Pour certains livres, la publication se fera d’abord en format numérique, et la version papier ne se vendra qu’en fonction des commandes passées sur le Net. La distinction entre le livre, l’article, le blog, deviendra moins claire. La notion d’auteur deviendra plus fragile, car les phénomènes de co-création s’intensifieront. Les petits tirages, les livres spécialisés trouveront peut-être plus aisément leur public. Quant au livre scolaire, il basculera en quasi-totalité sous format numérique, comme l’ont déjà fait, par exemple, les revues académiques. Il faudra enfin faire face aux ravages du piratage.

On assistera à un double renversement : le numérique avant le papier, du côté de l’offre comme du côté de la demande. Cela veut dire un bouleversement de la chaîne de production. En bref, c’est tout un monde nouveau qui se prépare, avec ses chocs, ses menaces et ses promesses.