14 mai 2024
Comprendre les organisations

Prise en compte des contextes en gestion des RH

Interview de François Pichault paru dans le Bulletin des HEC Lausanne, 1996.

Perspective:

François Pichault est professeur à la Faculté d’économie, de gestion et de sciences sociales de l’Université de Liège (Belgique). Outre sa mission d’enseignement, dirige le Laboratoire d’études sur les nouvelles technologies de l’information, la communication et les industries culturelles (L.E.N.T.I.C.) qu’il a créé en 1986. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont: Ressources humaines et changement stratégique (De Boeck, 1993), et: Comprendre les organisations: Mintzberg à l’épreuve des faits (écrit avec son collègue de l’Université de Namur Jean Nizet; Gaëtan Morin, 1995). [Note d’A. M. Guénette 2020: cet ouvrage va être republier en 2001 aux éditions De Boeck sous le titre: Introduction à la théorie des configurations: du Du “one best way” à la diversité organisationnelle.]

Une des caractéristiques de l’approche de François Pichault consiste à tenter de réconcilier deux ap­proches considérées comme antinomiques, d’une part l’approche managériale de Mintzberg, et d’autre part l’approche sociologique de Crozier. Dans l’entretien qui suit, François Pichault précise la façon dont il conçoit le rôle d’un universitaire aujourd’hui, et décrit longuement un cas pratique de change­ment. Il met enfin en évidence que les approches de Crozier et de Mintzberg, malgré toutes leurs ri­chesses, ont également leurs faiblesses.

Interview:

Vous définiriez-vous comme consultant ou comme chercheur?

Vous me demandez en quelque sorte quelle frontière je place entre ces deux mondes. Alors je dirais que je ne suis pas un consultant, dans la mesure où le consultant tel que je le vois vient avec des solutions à proposer, ce que je ne fais pas. Dans toutes les interventions menées au sein du L.E.N.T.I.C., on ne propose pas de solutions, par contre ce qu’on propose c’est une façon d’en­visager les problèmes.

Pourtant, à la fin de votre livre Ressources humaines et management stratégique, vous présentez huit pistes…

… qui ne sont pas des recettes. Quand je dis par exemple qu’il faut identifier les détenteurs d’influence dans la vie d’une organisation ou bien encore, ne pas rechercher les consensus, il ne s’agit pas de recet­tes applicables d’emblée. C’est une façon de voir, une façon d’aborder le problème, qui me semble aller à contre-courant de la vision managériale dominante. Donc, c’est en cela que je ne suis pas un consul­tant. Mais je ne suis pas non plus un chercheur pur, dans la mesure où un chercheur pur se contenterait de décrire, d’analyser une situation et de la modéliser… Je pense qu’il est important que le chercheur aille un peu plus loin, d’où précisément la raison d’être du laboratoire que j’ai créé et que j’anime. No­tez que j’aurais très bien pu me contenter d’être un enseignant universitaire, élaborant des théories, fai­sant des analyses, mais ne menant pas de recherches concrètes. Si j’ai senti la nécessité d’aller plus loin, de garder un contact quotidien et constant avec le “monde réel”, c’est d’abord parce que cela nourrit mes cours bien entendu, mais aussi parce que cela me force à sortir de cette attitude un petit peu peureuse dans laquelle peut se calfeutrer un universitaire qui se dirait: l’action ne me concerne pas, c’est pour les gens pressés, et nous qui avons le temps, regardons çà de loin… Je ne plaide pas pour que nous devenions des universitaires pressés, mais je plaide pour des universitaires qui soient dans le “monde réel” et qui puissent au fond confronter leurs analyses à la réalité. À cet égard, mon plaisir n’est jamais aussi grand que quand je rencontre des hommes et des femmes de terrain, des directeurs de personnel, des syndicalistes, des cadres, etc., qui me disent: ce que vous nous dites, c’est vraiment ce qu’on vit. C’est vraiment alors la confirmation que je ne me suis pas “planté” dans l’élaboration des concepts, c’est la confirmation d’avoir vu plus ou moins juste et de ne n’être pas en train de définir une doctrine qui ne correspondrait à rien. Ce que j’essaie de faire, ce n’est donc pas d’élaborer une doctrine, mais d’essayer de proposer un regard qui rende le mieux compte de la réalité dans les entreprises. Je cherche à rendre compte d’une certaine complexité de la réalité, mais cette complexité de la réalité ne me semble pas se réduire au discours rationaliste dominant qui va de la culture d’entreprise aux cercles de qualité en passant par le “business reengineering” – puisqu’aujourd’hui, c’est la grande mode de ce nouveau concept ravageur…

Pouvez-vous donner l’exemple d’un cas pratique qui vous a le plus fasciné en tant qu’homme d’action et universitaire?

Sûrement. Le cas qui m’a peut-être le plus fasciné est un cas que j’évoque dans le livre Ressources hu­maines et changement stratégique. Il m’a fasciné parce que j’ai eu vraiment l’impression d’intervenir sur le cours d’un processus. Je rappelle en quelques mots les données du problème. Il s’agit d’une ad­ministration publique qui informatise sa documentation et qui nous demande au départ d’intervenir en aval, c’est-à-dire qui nous demande d’étudier les conséquences humaines et organisationnelles du pro­jet. Notre rôle se situe donc en aval puisque les choix sont déjà définis et que nous devons seulement examiner les conséquences… – sous-entendu, ce que l’on nous demandait de faire était de “faire passer la pilule” auprès des syndicats, auprès des personnes opposant une résistance.

Je choisis cet exemple parce que, dans les faits, j’ai vraiment eu l’impression de pouvoir remonter la pente et de passer progressivement de la position d’aval à une position en amont… J’ai d’abord fait ad­mettre notre méthodologie d’intervention, qui était de dire: nous ne voulons pas d’emblée étudier les conséquences, mais plutôt rendre compte de la façon dont les gens se comportent face à leur documen­tation, cette fameuse documentation que vous voulez informatiser, afin de voir précisément si l’informatisation va apporter des solutions aux problèmes.

Il s’agissait donc d’une administration très hiérarchisée et très bureaucratique… Très concrètement nous avons passé beaucoup de temps à suivre des agents, pour voir concrètement comment ils se compor­taient avec leur documentation, et si, effectivement, tel que le pensait le management, ils passaient leur temps à consulter tous leurs documents, les règles et les procédures à suivre avant d’agir. En fait, on s’est aperçu très rapidement que cela n’était pas le cas. Au fond, tout le projet informatique avait été conçu selon un modèle idéal que l’on peut résumer ainsi: le bon opérateur est celui qui consulte sa do­cumentation, aussi remplaçons donc tout simplement cette documentation écrite par une documenta­tion informatique afin d’augmenter sa performance. Or, le fond du problème ce n’était pas le degré d’actualisation de la documentation, mais bien le fait que lesdits agents ne consultaient jamais leur do­cumentation. En réalité, ils avaient un rapport assez étrange à celle-ci: celui qui la regarde est en quel­que sorte celui qui ne sait pas. Autrement dit, la situation concrète était exactement le contraire de ce qu’avait en tête le management. Dans les faits, le bon opérateur sait ce qu’il a à faire, et c’est le moins performant qui regarde sa documentation parce qu’il ne connait pas bien les procédures à appliquer. Quand un cas exceptionnel se présente, un cas qui ne réfère pas à la routine, alors l’opérateur de terrain ne va pas voir dans sa documentation, mais il téléphone à l’échelon hiérarchique supérieur. Il agit ainsi parce que l’échelon hiérarchique supérieur lui donne à la fois l’information qu’il recherche, mais, plus important, lui fournit également l’interprétation de l’information, en disant par exemple: à ta place je ferais comme ceci, et je te couvre parce que la dernière fois qu’on a fait çà etc… Ce que demande donc concrètement l’opérateur, ce n’est pas seulement l’information, mais c’est aussi la couverture hiérarchi­que, et cela, aucun système informatique ne peut le lui donner.

Alors, partant de ce constat, on a fait comprendre au management de cette organisation qu’il ne servait à rien d’équiper les dix-sept mille opérateurs de terminaux portables alors que l’on sait pertinemment qu’ils ne les consulteront pas…

Vous avez donc pris le contre-pied de l’avis des consultants et du management?

Absolument. Et il y avait notamment une firme informatique qui voyait fondre son marché informati­que comme neige au soleil…

Avez-vous proposé des solutions?

Oui. On a notamment dit: finalement, le plus important c’est d’identifier les personnes auxquels les gens de terrain s’adressent. Ce sont eux, les personnes-ressource – environ trois cents personnes – qui doivent avoir l’information à jour, puisque les gens de terrain dans leur pratique ne consultaient pas leurs documentations. C’est ainsi que toute la philosophie du projet a été revue.

Cet exemple illustre le principe que tout projet de changement doit être précédé d’une analyse minu­tieuse de ce que j’appelle les détenteurs d’influence, c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles d’exercer une influence positive ou négative sur le cours du changement. En d’autres termes, ceux qui sont sus­ceptibles de gagner ou de perdre dans le processus. Dans ce cas concret, il s’agissait de personnes qui s’étaient constitué un “pouvoir d’expertise” – selon le terme de Crozier et Friedberg –, et qui étaient ca­pables de fournir n’importe quel renseignement à la demande. Ce cas concret est aussi l’exemple de l’irréalisme d’une attitude rationaliste, dont l’effet est de dire à ces “experts”: Messieurs on n’a plus be­soin de vous puisqu’on passe à l’ère informatique et donc désormais tout agent va pouvoir se connec­ter… Vous pensez bien qu’inévitablement, avant même que le projet ne prenne corps, ces gens se per­çoivent comme perdants potentiels, toute leur expertise de vingt ans étant niée d’un seul coup. Nous avons dit à la direction ceci: vous avez pensé faire çà de façon très hiérarchique, en commençant par le “top”, puis le “top” moins un, moins deux, etc., mais vous feriez mieux d’aller identifier ceux qui sont les perdants potentiels car c’est avec eux que vous devez travailler de façon prioritaire. En d’autres termes, nous leur avons dit: au fond, qu’avez-vous à leur offrir en échange à ces gens-là? Nous avons donc une fois encore essayé de renverser la façon extrêmement hiérarchique de voir les choses qu’avait le management.

Très concrètement, voilà un exemple où j’ai eu l’impression d’avoir une prise en passant de l’aval à l’amont, en redéfinissant complètement la philosophie d’un projet informatique et en redéfinissant aussi la manière très hiérarchisée de procéder. Bref, en leur conseillant de passer plutôt par une pro­blématique en terme d’acteurs, en terme de jeux de pouvoir…

Lorsque vous êtes devant des assemblées de chefs d’entreprises, vous fait-on le repro­che de n’être pas dans l’action de tous les jours?

C’est une critique à laquelle je suis en effet habitué, mais elle n’est pas très sérieuse. Dernièrement par exemple était organisé un débat. Nous étions quatre conférenciers dont trois universitaires et un homme d’entreprise. Il s’est passé une chose amusante: après que les universitaires se fussent exprimés – mes deux collègues et moi étions persuadés qu’aujourd’hui il n’est pas possible de concevoir un savoir en gestion sans avoir les pieds dans la pratique –, l’homme d’entreprise n’a pu que dire qu’il se retrouvait entièrement dans ce que les théoriciens avaient énoncé. Donc, je crois que cette coupure que l’on se plait parfois à entretenir est superfétatoire. Aujourd’hui, les universitaires sont pratiquement amenés à mener des activités telles que celles de ce laboratoire, ce qui nous met en contact très direct avec le monde de l’entreprise. Il y a eu une tentation jargonnante, surtout dans ma discipline, la sociologie, mais aujourd’hui on est forcé d’être très réalistes. Sans prétendre dire toujours la vérité, ce que je cher­che à faire, avec un certain nombre de collègues, dans des facultés de gestion ou des écoles de com­merce, c’est de nous baser sur une pratique.

Un des enjeux de votre démarche est la tentative de réconciliation de deux approches, celle de Mintzberg et celle de Crozier. Quelles sont selon vous les faiblesses de chacunes d’elles?

Commençons par Crozier. Dans mon livre, j’essaie de montrer qu’au fond la sociologie croziérienne est une sociologie – quand je dis croziérienne, je fais allusion à la sociologie des organisations, car le même reproche peut s’appliquer à Pfeffer par exemple, du côté américain –, la sociologie des organisations donc, est une sociologie de la reproduction, c’est-à-dire qu’elle explique comment les projets de chan­gement échouent dans le jeu des acteurs, dans les compromis, dans les rapports de force. C’est une so­ciologie qui ne peut expliquer le changement que par la crise. Quand on relit par exemple L’acteur et le système de Crozier et Friedberg – ouvrage qui me paraît être à ce jour le meilleur ouvrage en socio­logie des organisations en langue française –, notamment le chapitre consacré au changement, celui-ci ne peut se faire que par crise, c’est-à-dire par rupture brutale. Mais en dehors de ces situations excep­tionnelles de crise, il n’y a pas de place dans la sociologie croziérienne pour un changement évolutif. La sociologie croziérienne ne comprend le changement que par sauts quantiques, et par contre tout ce qui réfère aux longues phases de changement incrémental reste totalement inexpliqué. Un des disciples de Crozier, Francis Pavé, a écrit un livre – L’illusion informaticienne – qui est très révélateur de ce point de vue-là: il s’agit de cinq exemples d’échecs en informatique! Pour le dire caricaturalement, c’est une so­ciologie qui rend compte de l’échec… l’échec des projets de changement organisationnel, des change­ments informatiques, des changements de structures, etc. Pourquoi cela? Parce qu’il montre chaque fois comment un projet nourri par le management ne tient pas compte finalement des acteurs, et donc va se déformer, se diluer… précisément dans le jeu des acteurs pour n’aboutir finalement à rien du tout. Voilà ce qui me parait être une limite de la sociologie croziérienne, parce qu’elle ne rend pas compte d’une série de situations concrètes. Concrètement les organisations changent, contraintes et forcées, mais elles changent, et il faut donc pouvoir rendre compte de ces changements.

Alors, de l’autre côté, Mintzberg. Les limites de Mintzberg, c’est d’abord ce que j’appellerais la tentation typologique. Mintzberg aime les typologies, les typologies ad hoc, donc non basées sur un principe gé­nérique. Cela donne bien sûr une grande ampleur à ses livres qui font six cents à sept cents pages, mais où finalement, n’est utile là-dedans qu’un tiers ou qu’un quart des concepts, me semble-t-il. Donc, cela me parait être un problème qui est au fond lié à ce qu’on pourrait qualifier de “descriptivisme” chez lui. La question qu’on pourrait se poser est la suivante: est-ce qu’il y a une théorie chez Mintzberg, ou n’est-ce pas, finalement l’élaboration de ce qu’on appellerait en sociologie classique des types-idéaux? Ces configurations ne seraient-elles pas autant de types idéaux wébériens, faits d’éléments divers et épars venant du réel, mais est-ce là vraiment une théorie? Quand Max Weber fait sa théorie de L’éthi­que protestante et l’esprit du capitalisme, sa théorie c’est le lien qui existe entre l’une et l’autre. Il éla­bore donc un type-idéal du protestantisme et un type-idéal du capitalisme, et puis il fait le lien et montre la nature dudit lien: çà c’est la théorie. Je dirais que Mintzberg ne va pas jusqu’au lien. Il éla­bore des types-idéaux, il établit une liste de configurations et montre – c’est son pentagone – les diffé­rents cas de figures possibles. Alors bien sûr le grand apport de Mintzberg est d’avoir cassé l’aspect monolithique d’une certaine science de la gestion, mais est-ce que c’est de la théorie ou plutôt du nomothétisme? Voilà pour la première limite. Alors, la deuxième limite, c’est la conception pathologique du pouvoir, qui me parait absolument ahurissante dans Structures et dynamiques des organisations, son premier grand livre qui l’a rendu célèbre, et où, si vous regardez bien, le facteur “pouvoir” est con­sidéré comme un facteur de contingence de l’organisation, évacué en quatre pages. Ça me parait une conception complètement fausse de ce que c’est que le pouvoir. Le pouvoir n’est pas un facteur de contingence, mais il fait partie intégrante de l’ensemble humain. Derrière l’idée de facteurs de contin­gence, il y a l’idée que le pouvoir peut apparaître ou ne pas apparaitre, qu’il peut conditionner l’action managériale ou ne pas la conditionner. Autrement dit, si on considère le pouvoir comme facteur de contingence, cela signifie qu’il peut y avoir des cas où le pouvoir n’intervient pas, où il n’influence pas l’action managériale, ce qui me semble une vue de l’esprit… À mon avis, tout ensemble humain est tra­versé par des conflits qu’il convient de gérer. De de ce point de vue-là, Mintzberg se rattrape d’une certaine manière dans un ouvrage subséquent, Le pouvoir dans les organisations, puisque là il en fait vraiment l’élément central de sa typologie, mais pour montrer finalement que les différentes configu­rations sont liées à la prise de pouvoir d’un groupe – par exemple, la bureaucratie est le pouvoir des analystes, la petite entreprise simple consacre le pouvoir du sommet stratégique, le PGD, la bureau­cratie professionnelle…

Au fond, parce que vous êtes sensible aux richesses et aux limites de l’apport configurationnel de Henry Mintzberg, comme de l’analyse en terme d’acteurs de Michel Crozier, vous avez essayé de combiner ces deux approches pour arriver à une expli­cation dynamique des problèmes de changement?

Exactement.