14 mai 2024

Entretien avec Michel Maffesoli: la raison sensible

À propos de La connaissance ordinaire: précis de sociologie compréhensive, éditions Klincksieck, 1996, 260 pages

Entretien inédit, 1996.

Perspective:

Michel Maffesoli est professeur de sociologie à la Sorbonne où il occupe la chaire Émile Durkheim. Il di­rige le Centre d’Études sur l’Actuel et le Quotidien (Uni de Paris V) et le Centre de Recherche sur l’Imaginaire (EHESS). Ses ouvrages peuvent être classés en trois grandes pistes de réflexion. Une ré­flexion sur le politique: de La logique de la domination (1976) à La transfiguration du politique (1992) en passant par La violence totalitaire (1979). Des études empiriques sur la socialité contempo­raine: de L’ombre de Dionysos (1982) à Aux creux des apparences (1990) en passant par Le temps des tribus (1988). Une réflexion théorique visant à proposer des catégories d’analyse de la vie quotidienne: de La conquête du présent (1979) à La raison sensible (1996) en passant La connaissance ordinaire (1985).

 

Entretien:

-I- Première partie

Au départ de vos travaux, qu’est-ce qui vous a motivé?

Ma position de départ était une position sociologique ou philosophique qui était dans l’air du temps dans la mesure où elle s’inscrivait dans un cadre d’analyse marxiste. Ou plus simplement marxien puisque, influencé par la pensée de Marx, je n’ai jamais été politiquement engagé. C’est dans cette perspective que j’ai écrit mon premier livre La logique de la domination (1976), dans lequel j’essayais de montrer comment les grandes structures politiques, les grandes impositions idéologiques, pesaient sur la vie sociale.

Cela m’a amené à élaborer une réflexion sur le politique qui consiste à analyser la technostructure. J’avais proposé ce terme en essayant de montrer qu’à côté des totalitarismes durs comme pouvaient l’être les totalitarismes stricto sensu (ex-URSS, etc.), il existait dans nos sociétés occidentales une forme de totalitarisme «doux», puisque tout y était en quelque sorte pris en charge par la bureaucratie. De la sorte, les personnes étaient protégées d’une certaine manière, et se soumettaient. Cette réflexion sur le politique est une grande première piste de mon travail.

Les analyses de Tocqueville et de Weber étaient-elles inscrites en filigrane dans ces tra­vaux?

Il s’agissait au fond de la poursuite d’une analyse de la société occidentale où tous les éléments d’ana­lyse sociale sont rationalisés, puisque finalement un corps social est pris en charge par quelques-uns. En même temps ce corps social tend à avoir besoin de tuteurs, de structures, etc., à défaut de ne pou­voir tenir, de tomber ou de devenir flasque. Cela a donné un autre livre: La violence totalitaire (1979).

Cela dit, en même temps que je faisais cela, j’ai commencé à me rendre compte que malgré cette technostructure, malgré cette idéologie, malgré ce que j’appelais l’imposition économique (si on re­prend les termes marxistes: malgré l’aliénation et l’exploitation), il y avait tout de même de la vie si je puis dire. Un peu comme Galilée disait en parlant de la terre: «et pourtant elle tourne», je me disais: «et pourtant ça vit».

 

Cela vous a donc conduit à réfléchir sur ce que vous avez appelé «la vie quotidienne».

Oui. C’est ma deuxième grande piste si je puis dire: comment, d’une certaine manière, il y a une atti­tude de ruse, de duplicité, ce que j’appellerais maintenant le «quant à soi», qui sont autant de formes de résistance. Même si elles ne se présentent pas comme telle, elles traduisent d’une certaine façon l’écart par rapport au pouvoir.

 

Est-ce ici que l’influence de Gilbert Durand a commencé à jouer?

Oui. Sa réflexion sur l’imaginaire notamment m’a permis de mesurer l’importance de tous ces phéno­mènes de la vie quotidienne.

Durand est quelqu’un que j’ai revendiqué comme étant mon maître, et que je continue à revendiquer comme tel. Il m’a essentiellement aidé à comprendre l’importance de l’«imaginaire», soit, pour repren­dre une formule wébérienne, «comprendre le réel à partir de l’irréel». C’est-à-dire que ce qu’on appelle réel n’a de sens que dans la mesure où on le réfère à des dimensions beaucoup plus irréelles: l’imagi­naire, le symbolique… Un de mes livres est sorti à ce moment-là, que j’ai appelé La conquête du pré­sent (1979), et où je mettais effectivement l’accent sur le présent et ses diverses catégories: le destin, l’idée de la théâtralisation, la dimension du collectif, etc.

 

Après avoir pris en compte les difficultés de l’action au niveau de la société, vous vous êtes davantage intéressé aux interactions?

Disons qu’effectivement la dimension microscopique, celle d’interaction, me paraissait importante. Je suis parti de l’idée que c’est moins l’action sur la société qui est importante que l’action sur ce qui est proche. L’idée de «proxémie» trouve ainsi là ses débuts. C’est un peu pour moi une manière d’attester de la fin du politique, ou à tout le moins de sa saturation, d’où l’accent mis sur le monastique ou sur ce que j’appellerais maintenant le domestique. Le politique a été l’idéologie de la modernité (le 19ème siècle, avec les mouvements ouvriers, la constitution des grands partis (révolutionnaires, réformistes, etc.), aussi, en accentuant sur le présent, j’essayais de montrer que ce qui était important était de nos jours moins de l’ordre du politique que de phénomènes plus concrets: la prise en charge de ce qui est vécu ici et maintenant avec d’autres.

Alors, c’est cette piste de la «vie quotidienne», du «présentéisme», que j’ai le plus développée en pour­suivant mes analyses à travers L’ombre de Dionysos (1982) par exemple. J’y faisais ressortir l’impor­tance la thématique de Dionysos, cette figure emblématique qui à mon avis continue à régner sur nos mégapoles, sur nos sociétés, et qui met en jeu la passion collective. L’ombre de Dionysos est un peu pour moi un livre fondateur en ce sens-là. Le sous-titre de L’ombre de Dionysos était Pour une socio­logie de l’orgie, que l’on a interprété un peu trop rapidement à mon goût comme étant quelque chose qui avait uniquement trait au sexuel, alors que dans la perspective que je développais s’inscrivait dans le sens étymologique de l’orge, soit en grec: la passion commune.

 

Vous semblez vous référer à Nietzsche lorsqu’à Dionysos vous opposez Prométhée (au lieu d’Apollon chez le philosophe).

C’est exact. De ce point de vue, l’influence nietzschéenne est indéniable et d’ailleurs certains journalis­tes me l’ont dernièrement reproché. Je revendique Nietzsche comme étant un penseur important et j’avoue m’être imprégné de sa pensée. Avec Nietzsche en philosophie, ou Simmel en sociologie, nous avons quelques auteurs qui sont trop prophètes. De ce fait, leurs analyses ne sont pas reconnues en leur temps, mais elles durent.

Revenant au thème de la «connaissance ordinaire», après La conquête du présent, je me suis mis à pro­poser à un moment donné dans mes recherches une réflexion sur le tribalisme. Je me suis fait beaucoup critiqué pour l’emploi de ce terme lors de la sortie de mon livre Le temps des tribus (1988), mais je constate qu’aujourd’hui il est largement repris par tout un chacun tant dans les milieux universi­taires que journalistiques. Le thème était le même que dans La conquête du présent ou L’om­bre de Dionysos, à savoir que l’important n’est pas tant les grandes macro-structures modernes, les grandes institutions auxquelles nous étions habitués, partisanes, syndicales, sociales, etc., mais que de plus en plus ressurgissait ce qui était de l’ordre du minuscule, du local -avec l’importance de la proxémie, des petits corps intermédiaires-, le corps dionysiaque s’exprimant dans des corps tribaux.

 

Pouvez-vous parler du Temps des tribus. Ce livre marque un tournant, parce que L’ombre de Dionysos était plutôt mythologique.

Anthropologique plutôt que mythologique. J’y montrais que l’«ombre» était un élément important de la vie sociale et qu’il était intéressant de le prendre en compte puisque nous ne sommes pas que lumière. Pas plus au niveau social qu’au niveau individuel. Je suis heureux de voir que ce qui se passe en France actuellement (Ndlr: grèves de décembre 1995) est une illustration de mes thèses

en général, et plus particulièrement de celle-ci: ce ne sont pas des arguments rationnels qui font faire des grèves, mais une bouffée d’émotionnel, d’ombre… Pour moi «l’ombre de Dionysos» est l’expression de l’ombre comme étant une des caractéristiques de l’humaine nature. En ce sens d’ailleurs, L’ombre de Dionysos qui a choqué quand il est paru (on m’en a beaucoup voulu), me semble être un livre prémoni­toire. Celui-là et Le temps des tribus. Mais c’est dans le premier des deux que j’ai fait d’une manière sociologique ce que Nietzsche avait fait d’un point de vue philosophique.

Alors, c’est effectivement dans cette foulée que j’ai mis l’accent quelques années après sur le thème des «tribus», en faisant ressortir en ce qui concerne les tribus l’importance de grandes catégories qu’on avait jusqu’alors assez peu pris en compte. La dimension de l’émotion qui est vécue par quelques-uns, l’importance de ce rassemblement encore une fois tribal, est pour moi à la fois une position médiane entre l’individualisme et la dimension étatique. J’aimerais bien me faire comprendre: on a pensé la vie sociale dans la modernité à travers les catégories d’individu ou d’État. C’est ça le politique.

 

Ce que vous appelez la politique du contrat social.

Ce qui est l’idée du contrat social si vous voulez, formalisé par J.J. Rousseau, et qui est à la base des Lumières, de la Révolution française et de tout le mouvement ouvrier au 19e siècle (il ne faut pas l’oublier, Marx a été terriblement influencé par la Révolution française et par les penseurs des Lumiè­res: c’est toute cette idée du «contrat», de l’homme rationnel s’associant avec actuellement d’autres hommes rationnels pour faire l’Histoire). Vision donc éminemment rationaliste, dont on se rend de plus en plus compte à mon avis qu’elle n’a plus cours, ou à tout le moins qu’elle perd de sa qualité, de son importance.

Alors, c’est pour traduire et pour faire bien ressortir cela que j’ai mis l’accent sur la notion de «tribalisme», en montrant qu’il y avait effectivement un changement qui s’est opéré sous nos yeux -d’ailleurs de mon point de vue il s’agit de l’expression du passage à la post-modernité, même si ce terme ne manque pas d’irriter-, et très précisément, dans le fait que, pour reprendre le terme que j’em­ploie souvent, l’«être ensemble» ou en terme plus neutre, la vie sociale, n’est plus déterminé par le contrat social, par la simple raison, mais met en place des éléments beaucoup plus émotionnels.

Voyez, de ce point de vue, je ne crois pas du tout que ce qui est en jeu c’est l’individualisme comme on le dit un peu trop fréquemment. Ce n’est plus non plus les grands idéaux lointains des sociétés parfai­tes -de la Révolution ou des grandes utopies. C’est au contraire le fait de vibrer avec d’autres, de profi­ter de la qualité de la vie, de profiter de toutes les dimensions proxémiques.

 

Pouvez-vous préciser votre analyse relativement à l’individualisme?

Mon analyse peut paraître simple de prime abord. Je peux la préciser en disant qu’il y a de toute façon de l’individualité: ce que vous êtes, ce que je suis, etc. Mais, ce que j’essaie de montrer c’est que, par­fois cette individualité est théorisée en individu et en individualisme. L’individu, dans certaines socié­tés, dans certaines civilisations (et pour moi la Modernité est du nombre), devient le pivot central à partir duquel s’organise la vie sociale. C’est ça l’individu et l’individualisme. Mais il est d’autres socié­tés où l’individualité n’est qu’un élément du tout, qu’un élément de l’ensemble, le «holisme» par exem­ple. Et là, ce qui est premier ce n’est pas l’individu, mais l’ensemble. Dans les communautés primitives ou traditionnelles par exemple, ce qui est premier ce n’est pas l’individu composant la société ou la communauté, mais c’est la communauté elle-même, l’individu y étant subordonné. Mon point de vue est le suivant: l’individu et l’individualisme ont joué un rôle important durant la Modernité, mais il n’est pas certain que ce rôle il continue à le jouer actuellement.

 

Votre approche en est une «holiste». Par là, vous vous opposez donc par exemple de ce qu’on appelle l’«individualisme méthodologique».

Oui, bien sûr. Nous abordons là ma troisième grande piste de recherche. Il s’agit de la piste épistémo­logique qui essaie de réfléchir d’un point de vue théorique relativement à mes recherches empiriques. Cela a donné le livre La connaissance ordinaire où j’oppose deux grandes catégories de pensée. C’est cette troisième piste dans lequel s’inscrit mon dernier livre: Éloge de la raison sensible (1996).

Le «holisme» est une catégorie assez simple. Proposée d’abord par Durkheim, on la retrouve dans le New Age contemporain. Il s’agit d’avoir une conception globale de la vie sociale, et non plus une con­ception en éléments séparés. Une pensée «organique» en somme. Alors que la modernité avait fonc­tionné en coupant, on tend à revenir à quelque chose je dirais de pré-moderne: un type de pensée un peu magique où la nature n’est pas séparée de la culture. Je crois d’ailleurs que l’actuel retour de l’éco­logie en est une expression.

 

Vous vous référez également à Simmel…

Tout à fait. J’ai rencontré l’œuvre de Simmel puisque, étudiant à Strasbourg, j’ai eu comme professeur Julien Freund qui était un grand sociologue strasbourgeois spécialiste du politique. Il m’avait fait con­naître l’œuvre de Simmel dont j’ai d’ailleurs eu l’occasion de rencontrer le dernier assistant.

 

… et vous utilisez le terme «formisme».

J’ai écris un livre d’épistémologie La connaissance ordinaire (1985) où là j’essayais de mettre un peu en place une catégorie pour essayer de bien interpréter le présent, le quotidien, l’orgiasme, ensuite le tribalisme. Ce livre était en quelque sorte un cadrage théorique si je puis dire, un livre d’épistémologie dans lequel je mettais en place quelques grandes catégories, et où je montrais l’importance de l’analo­gie, de la correspondance, de la métaphore, etc., toute une série de notions qu’en général dans le monde intellectuel on laissait de côté. Parmi ces catégories, il en est une importante, celle de la «forme», que j’emprunte à Simmel. À mon avis, quand on avait parlé de Simmel en France, on avait dit que c’était une pensée formaliste (cf. Gurvitch ou Aron), et le mot «formaliste» ou «formel» est en fran­çais quelque chose d’un peu superficiel (quand nous avons des relations formelles par exemple, ça veut dire que nous avons des relations de politesse). Je pense que quand on a commencé à parler de Simmel, quand on l’a traduit, on a parlé de lui avec cette idée qu’il s’agissait d’une pensée un peu su­perficielle. Or en allemand, il y a deux mots: «formal sociologie» et «formel sociologie». «Formal» c’est que veut faire Simmel, une sociologie de la forme, et «formel», ce serait une sociologie formaliste. C’est pourquoi, pour éviter de parler d’une «sociologie formaliste», ou du «formalisme», j’ai proposé ce néologisme de «formisme», qui n’est pas très beau j’en conviens mais qui met l’accent sur l’importance de la forme. C’est ici ma filiation par rapport à Simmel.

Je voulais mettre l’accent sur l’importance de la forme de manière épistémologique, parce que je crois que de plus en plus dans nos sociétés, la forme prend le pas sur le fond, ou le contenant sur le contenu. Il me semble ainsi indispensable de savoir rendre compte de cela, d’interpréter cette prédominance de l’apparence, du vêtement, du corps, des relations qui ne sont pas nécessairement des relations sur la longue durée, l’importance mise sur les émotions que sur la raison, etc. Je m’inspirais d’ailleurs d’une formule plus nietzschéenne que simmelienne: «la profondeur se cache à la surface des choses». Cette notion, cette espèce de paradoxe, d’oxymoron, on la retrouve presque textuellement chez Simmel, chez Nietzsche et chez Weber.

 

Quel est en somme votre présupposé principal?

Il y a donc ces trois pistes dont je vous ai parlé: politique, accent sur le présent avec la dimension tri­bale, orgiastique, et cette troisième piste qui, à partir de La connaissance ordinaire, est une réflexion plus théorique. Ce qui est mis en place là de manière empirique à partir de ce que je sens, de ce que j’observe, etc. comment peut-on lui donner un statut? La connaissance ordinaire, je le redis était de montrer qu’il n’y avait de connaissance que liée à l’ordinaire (alors qu’en principe une connaissance on ne la pensait que savante, donc détachée de l’ordinaire). J’ai montré qu’en sociologie on ne peut penser qu’enraciner, qu’à partir de ce que l’on vit, de ce que l’on est, etc. Et très précisément aussi d’ailleurs, on ne peut penser qu’en liaison avec l’enracinement populaire que pour ma part je revendique. Mon pré­supposé est de dire: ce que l’on sait, on ne le sait que si on reste vraiment proche de cela même que l’on décrit. C’est ça la connaissance, qui étymologiquement veut dire cum nascere, naître avec.

 

Cette importance de l’enracinement semble être centrale chez vous. Pourquoi?

Je suis d’un milieu populaire que je revendique d’une certaine manière, non pas pour provoquer, mais parce que je me sens particulièrement enraciné. C’est par exemple dans mon village que j’écris. Nom­bre des notions que j’ai employées, celles de «socialité», de «puissance», de «centralité souterraine», renvoient pour moi à ce «vouloir vivre» fondamental qui est celui du peuple -de nous car quand je dis le peuple ce n’est pas quelque chose qui serait à côté, c’est nous. Au fond, mon idée de départ, puisque vous me demandiez tout à l’heure d’où j’étais parti, c’est que, malgré les impositions, malgré les exploi­tations, ça vit. Pour moi elle est là l’idée fondamentale de ce que j’appelle la «socialité», c’est ce vouloir-vivre. Comment rendre compte de ce vouloir-vivre? Tout mon travail peut être résumé à ça.

 

-II- Seconde partie

Vous semblez être très critique ou à tout le moins méfiant à l’égard de la Raison. Vous préférez une «raison sensible» dont vous faites l’éloge. Qu’est-ce à dire?

Je ne suis pas critique ou méfiant vis-à-vis de la raison, mais bien de la «raison abstraite». Ainsi, j’insiste d’emblée sur le fait que ma position ne favorise en rien l’irrationalisme. Par contre, comme je m’efforce de prendre en compte rationnellement toute une série de phénomènes so­ciaux que l’on peut observer contemporainement, où l’émotion, l’affect ou le sentiment jouent des rôles importants, il me parait évident que ces phénomènes échappent à la raison simple. Ma position est fi­nalement très empirique puisqu’elle revient à dire que la vie sociale est de plus en plus faite de phé­nomènes sociaux que le rationalisme ne peut pas assumer. D’où la question: comment il est possible d’élargir intellectuellement la raison, ou, pour prendre une expression de Karl Popper, de favoriser une «raison ouverte» en intégrant ces paramètres qu’on avait laissé de côté et qui maintenant prennent une place importante?

 

Pour appréhender une réalité sociale où l’émotion, l’affect et le sentiment vous apparaissent prégnants, vous proposez de nouvelles catégories. Quelles sont-elles?

La première catégorie, à la fois la plus importante et la plus simple, c’est la description: apprendre -c’est ce que j’enseigne à mes étudiants- à décrire ce que l’on observe avant de juger. Car bien souvent en effet on arrive avec des problématiques, des hypothèses et des préjugés. Alors, parmi les autres ca­tégories, je mentionnerais l’utilisation comme étant des instruments intéressants, de la métaphore -qui signifie étymologiquement transporter des images: je prends des images à un domaine pour les appli­quer à un autre-, l’utilisation de l’analogie -qui était jusqu’alors cantonnée à la poésie, alors qu’elle est quand même un instrument qui peut nous permettre de comprendre des phénomènes sociaux-, ou en­core la correspondance -catégorie poétique qui permet de mettre en évidence que les phénomènes so­ciaux ne sont pas séparés comme on avait tendance à le considérer d’une manière analytique, mais qu’ils entrent en interaction les uns par rapport aux autres.

 

Vous êtes contre le cloisonnement des disciplines et critiquez les «notaires du savoir». Est-ce façon de défendre une transdisciplinarité?

Je crois en effet que le découpage du savoir a été un héritage du 19e siècle, où on tronçonnait la réa­lité sociale en domaines séparés. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il est difficile d’avoir vision glo­bale -ou «holistique»- pour appréhender les nombreuses interactions entre divers domaines de la réalité sociale. On peut citer ici le nom d’Edgar Morin qui a été un des premiers à montrer qu’effectivement les phénomènes sociaux ne pouvaient se comprendre qu’à partir de l’interaction de divers domaines, de diverses disciplines. Pour ma part, formé aux sciences humaines, j’utilise tout aussi bien la philoso­phie, des éléments de sociologie ou d’anthropologie, la littérature, l’observation journalistique, etc., tout un ensemble d’éléments qui à mon avis n’ont plus à être séparés les uns par rapport aux autres parce que, la société étant complexe, il est nécessaire de varier les angles d’attaque.

 

Vous semblez accorder dans vos analyses une grande importance à l’imaginaire.

Il me semble que les grands systèmes, qu’ils soient sociologiques ou philosophiques, qu’ils aient trait à la psychologie ou à l’économie, se sont élaborés durant la fin du siècle dernier, et restent marqués par la grande idée rationaliste du 19ème siècle. Cette idée, d’inspiration rousseauiste d’ailleurs, peut-être ré­sumée ainsi: des individus autonomes qui s’associent en contrat -le fameux contrat social. Or, une grande partie de mes analyses consiste à montrer le caractère inadéquat de cette perspective contrac­tualiste, volontariste. Et, en même temps que je montre la faillite ou à tout le moins la faiblesse de ces grands systèmes de pensée, dans la ligne des travaux de Gilbert Durand je mets l’accent sur l’intérêt que peut revêtir l’imaginaire. Cette perspective consiste à dire que la réalité sociale ne se réduit pas plus à la matérialité économique qu’au matérialisme dans le sens simple du terme ou qu’au fonction­nalisme sous ces diverses manifestations. Il y a quelque chose en plus que l’on peut appréhender no­tamment à travers l’importance des représentations mentales, des représentations collectives. Pour être très simple, quand on regarde un feu de bois, il y a bien sûr du bois, de la cendre, bref de la matérialité, mais il y a aussi des flammes. L’imaginaire ce n’est pas autre chose. Les flammes sont ces éléments immatériels qui forment une totalité quand on regarde un feu dans une cheminée. Et bien l’imaginaire c’est finalement cet immatériel qui fait partie de la réalité sociale. J’emprunte volontiers la formulation de Max Weber «arriver à comprendre le réel à partir de l’irréel», ou à partir de ce qu’on considère comme étant irréel mais qui n’en est pas moins élément partie prenante de la réalité sociale.

 

Selon vous, nous assistons depuis les dernières décennies à la fin de l’époque moderne inaugurée par Les Lumières. Nous vivrions dans une époque post-moderne marquée par une saturation du politique et un épuisement de la morale du devoir-être. Pou­vez-vous préciser?

Il est bien sûr difficile de trancher de façon nette: il y a eu la modernité et maintenant il y a la post-modernité. Ce que j’avance, c’est que nous sommes en train de vivre cette période qui est le pas­sage d’un ensemble de valeurs culturelles fondées sur la raison, sur la prévalence de l’économie, sur l’importance du politique, à un autre ensemble de valeurs qu’avec d’aucuns j’appelle, pour la facilité du propos, post-modernité. Les grandes valeurs modernes étaient pour l’essentiel une conception large­ment économique et politique du monde. La conception politique, c’est précisément le fait que toute chose est pensée en fonction d’un lendemain, en fonction d’un futur. Quand on a une visée politique, on pense à comment organiser le lendemain. Le corrélatif de cette perspective politique c’est la morale du devoir-être (une expression de Max Weber) qui justement tend à penser comment la société «doit être». Politique et morale, dans le sens que je viens de donner, sont un peu les deux faces d’une même réalité: on reporte la compréhension et la jouissance sociale dans les lendemains. Or, il me semble que si cette conception tournée vers le futur a été une des marques de la Modernité, aujourd’hui on observe empiriquement la mise en place d’autre chose: on se rend compte, en observant les pratiques sociales, qu’il n’y a plus cette projection vers l’avenir, mais plutôt un souci de jouir ici et maintenant. Le souci du carpe diem -pour reprendre une expression latine largement utilisée depuis un film culte de cette période Le cercle des poètes disparus-: jouir ici et maintenant sans se projeter vers un avenir. De façon empirique encore une fois, on constate que la visée politique de la Modernité, lointaine et idéale, tour­née vers une société à parfaire, n’est plus de mise, mais que l’on assiste au contraire à l’accent mis sur le présent, le local, la proxémie, etc. Voilà pourquoi, à «morale surplombante» -universelle et tourné vers l’avenir-, j’oppose une «éthique de l’esthétique» –ethos c’est en grec le ciment- qui me parait carac­tériser notre époque. La morale se tourne vers l’avenir, alors que l’éthique s’éprouve ici et maintenant avec d’autres dans le partage de valeurs communes.

 

Lorsque sont parus dans les années 80 vos deux livres: L’ombre de Dionysos: pour une sociologie de l’orgie et Le temps des tribus: le déclin de l’individualisme dans les socié­tés de masse, vous avez été très critiqué. Aujourd’hui, ces livres sont largement tra­duits, et vos analyses reprises. Pouvez-vous évoquer ce tournant dans vos travaux?

En analysant la réalité sociale contemporaine, je me suis rendu compte de l’importance de la thémati­que dionysiaque: retour des valeurs émotionnelles, affectuelles, voire orgiaques (orge en grec c’est la passion commune). J’ai donc essayé de montrer dans un premier temps que de plus en plus cette thé­matique des passions prenait de l’importance dans la vie sociale. Puis, dans un deuxième temps, que ces passions communes étaient vécues non pas individuellement, non plus collectivement dans le sens des grands systèmes de pensée, mais par des petits groupes, des petites entités. C’est cela que j’appelle «tribalisme», métaphore qui permet de montrer l’importance d’affinités électives, avec toute une série de valeurs qui renvoient à l’importance mise sur la proxémie, sur le proche, sur le quotidien, sur le plaisir en commun, mais toujours dans des petits groupes. Ce sont ces deux grandes pistes que je sou­mets à la réflexion, et je crois que l’on n’a pas fini de les exploiter: d’une part le retour des émotions et d’autre part le fait que ces émotions se vivent en petits groupes.

 

Quelle est votre point de vue relativement à l’individualisme?

L’individu dans certaines sociétés, dans certaines civilisations -la Modernité est du nombre- devient le pivot central à partir duquel s’organise la vie sociale. Mais il est d’autres sociétés où l’individualité n’est qu’un élément du tout, le «holisme» par exemple. Là, ce qui est premier c’est l’ensemble et non l’indi­vidu. Mon point de vue est le suivant: l’individu et l’individualisme ont joué un rôle important dans la Modernité, mais ce rôle il n’est pas certain qu’ils continuent à le jouer actuellement.

 

Des films récents comme Smoke et Brooklin Boogie d’Auster et Wang, mettent l’ac­cent sur le local, la proxémie, le «quant à soi», etc., en présentent une version sympa­thique des tendances modernes -ou selon votre terme post-modernes-, puisqu’au fond on voit que même dans une société éclatée, les modes de socialisation -vol, don, gra­tuité- subsistent. Au risque de paraître chagrin, j’aimerais savoir si vous ne pensez pas cependant qu’il y a dans les transformations à l’œuvre de nos jours un côté inquié­tant?

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la position qui est la mienne n’est ni judicative, ni morale, ni normative. Le travail de l’intellectuel est un travail d’observation, analytique, et je ne donne pas ma conviction personnelle. Cela dit, je pense qu’il faut être conscient que, pour reprendre l’expression de Goethe, chaque fois que quelque chose cesse et que quelque chose de nouveau nait, nous vivons une période paradoxale: il y a le meilleur et le pire. Donc, bien sûr, je crois que dans ce que je décris sur le tribalisme, sur le caractère dionysiaque qui règne dans nos mégapoles, il y a toute une série d’éléments que l’on peut dire cruels et difficilement acceptables. Mais c’est un peu comme par exemple quand un adolescent fait sa crise, il y a à la fois la douleur et la promesse de quelque chose qui est en gestation. Alors ma position, simple, de bon sens et humaniste, consiste à voir que ce qui est en train de naître est lourd de menaces, mais peut aussi contenir des promesses. À partir du moment où il n’y a plus d’entité surplombante, où les grandes organisations rationnelles qui avaient prévalues ne marchent plus bien, on peut penser que le 21e siècle sera justement de l’ordre de la barbarie: la lutte des micro-groupes, des tribus, les uns contre les autres. Ce n’est pas mon sentiment, mais c’est envisageable. Il est un autre scénario possible que j’appelle celui de la cénesthésie dans divers de mes livres: au bout d’un moment d’apprentissage, ces micro-groupes, ces tribus, arrivent à s’ajuster les unes par rapport aux autres. Il y a donc ces deux possibilités, et mon sentiment est que, si on réfère à d’autres périodes assez semblables à la nôtre qui furent celles du 2ème siècle de notre ère, la cénesthésie peut triompher. Cette idée de cé­nesthésie, je la tiens d’un intellectuel genevois, Jean Starobinski, qui l’avait développé dans la méde­cine, en montrant comment les divers éléments de fonction et de dysfonction, de solide et de fluide, dans un corps individuel arrivait à s’ajuster. Cette idée, on pourrait lui donner un statut social, socio­logique, c’est-à-dire, montrer qu’après apprentissage, dans le corps social, il y a cet ajustement tant bien que mal entre la fonction et la dysfonction, entre la stabilité et l’instabilité.

 

S’il en est une seule, quelle est la question qui traverse vos travaux?

Au fond, mon idée revient à rendre compte que, malgré le processus croisant de rationalisation de nos sociétés, malgré les impositions de toutes sortes, il y a une forme de résistance sociale. Pour moi, c’est dans ce «vouloir-vivre» que réside l’idée fondamentale de ce que j’appelle la «socialité». Comment en rendre compte? Tout mon travail peut être résumé à ça.