14 mai 2024
Essai sur le marché

L’ultra-libéralisme comme délire!

Interview de Hervé Defalvard paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Hervé Defalvard est professeur d’économie, à l’Université de Marne-La-Vallée, chercheur au CAESAR (Université de Paris X-Nanterre.

Defalvard s’insurge contre les mystifications de la pensée ultralibérale du marché. Avec son livre, Essai sur le marché (Syros 1995), il offre un antidote à la “pensée unique”. Son livre s’accroche donc à un fil conducteur, la pensée du marché qui se déploie aujourd’hui dans le carré libéral. À cette fin, H. Defalvard tente de montrer que ce discours dominant est une mystification, voire un délire. Pour ce faire, il mobilise différents matériaux qui sont ceux de l’histoire intellectuelle du marché, ou encore ceux de l’histoire du marché dans les faits. Parce que certains porte-parole du libéralisme prétendent pouvoir dériver de leurs théories une philosophie politique et morale (une façon de vivre ensemble), il invite à une lecture historique de grands penseurs (Aristote, Montchrestien, Hobbes, Locke, Smith, Ricardo et Walras) afin de dénoncer l’inanité d’un tel projet.

Interview:

Pouvez-vous présenter le moment que représente la pensée d’Aristote sur le marché?

Le moment aristotélicien est celui de l’inclusion de la pensée du marché dans une philosophie politique et morale qui est celle de la communauté politique, de la Cité. Cette inclusion est supportée par deux piliers que sont les notions de “bien commun” et de “juste”. L’institution de la Cité consiste à rapporter les citoyens aux biens communs selon de justes proportions qui peuvent d’ailleurs être fondées sur des critères différents. Ce qu’il faut je crois retenir, c’est que dans cette perspective les échanges se déploient dans l’espace des justes rapports aux biens communs. Cela se traduit et se manifeste au niveau des règles gouvernant les prix. Celles-ci ne font pas l’objet a priori d’une théorie des prix, mais sont a posteriori le fruit d’une Éthique qui corrige d’éventuels écarts relativement aux justes proportions entre les uns et les autres dans la Cité. Ainsi, les échanges doivent rester à l’écoute des besoins naturels au sens où ceux-ci reflètent les besoins des membres de la Cité.

L’un des grands soucis d’Aristote est de montrer que l’argent, nécessaire en tant qu’il facilite les échanges, ouvre aussi la fenêtre du désir infini d’enrichissement qui contrarie l’ordre des besoins naturels. C’est pourquoi Aristote fustige la mauvaise chrématistique qui transforme chaque citoyen en marchand et impose des prix publics afin de tuer dans l’œuf le désir d’enrichissement qui est par nature sans limite.

Avec Hobbes, c’est une autre histoire…

En effet, l’autre histoire c’est la rupture que Le Léviathan opère en situant les hommes non plus par rapport au bien commun mais par rapport à des biens privés. Par nature, les hommes se rapportent à des biens qu’ils définissent par le langage comme privés et soumettent cette relation à la loi, à la raison de leur désir privé.

Ce renversement spécifique de la modernité ouvre sur la question de savoir comment ces désirs privés, ces rapports subjectifs entre individus et biens peuvent être conciliés. Pour Hobbes, la rencontre entre ces désirs privés qui sont des désirs de puissance poursuivis librement dégénère naturellement en guerre de chacun contre tous, transformant l’état de nature en état de misère. C’est par Contrat nous dit Hobbes que les désirs privés vont être suspendus et laissés place à un ordre où l’autorité est absolue, c’est-à-dire absolument au-dessus des intérêts privés. L’ordre s’installe par une Politique débarrassée de l’Éthique puisque cet ordre est indifférent au juste, son seul souci étant de suffisamment raboter les intérêts privés pour en assurer l’harmonie. Seul les détenteurs du pouvoir peuvent, en fait, laisser toute liberté à leur désir privé.

Quand les néo-classiques d’aujourd’hui prétendent dériver une philosophie politique et morale à partir de leurs équations, pensez-vous qu’il y a escroquerie? Mais avant: qu’appelle-t-on les néo-classiques?

De Hobbes, on ne peut pas relier les néo-classiques d’un trait. Il est plus simple ici d’en venir directement à la spécificité de la pensée néoclassique. Celle-ci, issue de Walras, pose différemment la question de la conciliation des intérêts privés et y apporte, ce faisant, une autre réponse. Le désir privé n’est plus habité par le souci d’être au-dessus des autres, mais devient un désir purement égoïste, dans l’oubli même des autres, et dont le modèle est Robinson. Vous voyez sans mal la portée d’une telle réécriture des désirs privés. La réponse est alors donnée par le marché dont la loi naturelle – celle de la parfaite concurrence – coordonne efficacement les désirs privés qui s’expriment sur les différents marchés. Bien sûr, la nouvelle économie néoclassique marque un écart par rapport à la réponse walrassienne qui vient du fait qu’elle considère les cas de concurrence imparfaite, mais la norme reste la concurrence parfaite. Demeure aussi l’escroquerie…

En effet, l’ordre concurrentiel (plus ou moins proche de l’idéal) ainsi défini réalise en vérité l’économie du Politique et de l’Éthique.

Commençons par l’économie du Politique. Elle s’enracine dans la définition des intérêts privés comme égoïstes, c’est-à-dire comme indifférents aux autres. Le marché concurrentiel est alors cette machinerie qui permet à chacun de réaliser son intérêt privé en restant à l’écart des autres. Le marché est ici à l’image d’une course de 100m. Les individus sont situés les uns à côté des autres, dans des conditions d’égalité, et les échanges doivent être tels que chacun reste à l’écart des autres afin que les prix permettent à chacun d’obtenir un gain selon sa productivité individuelle. L’ordre social n’est ici que la somme cohérente des intérêts privés qui jamais ne sont repris sous une loi politique qui les rapporterait à un bien commun. La seule loi est celle naturelle de la parfaite concurrence. Qualifier une telle loi de Politique est bien une escroquerie.

On comprend pourquoi l’État dans une telle pensée du marché est toujours en trop. L’intérêt général comme somme des intérêts privés peut très bien soit être calculé par un ordinateur (c’est Walras) soit être sélectionné par l’histoire (c’est Hayek).

Passons à l’économie de l’Éthique. Du fait même que les individus soient drapés dans leurs intérêts égoïstes, la question de juste rapport à autrui leur est étrangère, elle n’a ici aucun sens. Qualifier l’ordre concurrentiel de juste est alors un contre sens. On peut simplement démontrer qu’il est un optimum de Pareto, c’est-à-dire un état social tel que personne ne puisse améliorer sa position sans détériorer celle d’au moins un autre des membres. Un état social avec deux individus où l’un a tous les biens et l’autre aucun est un état optimum au sens de Pareto. Introduire de l’extérieur (depuis la place du “savant”) la question du juste est alors une supercherie puisqu’aucun des individus n’est en mesure de se la poser car fermé totalement sur lui-même.

Une pensée qui installe l’ordre social dans l’oubli du Politique et de l’Éthique est un délire, celui de la pleine maîtrise par chacun de son destin, réduit ici à l’équilibre individuel. Et c’est seulement lorsque cette pensée aura été au bout de son projet, celui de convoquer le monde dans sa totalité afin de le soumettre au programme de l’Individu, que nous pourrons apercevoir sa limite et par là-même avoir une chance de la dépasser.