14 mai 2024
La denrée mentale

L’esprit, le cerveau et l’ordinateur

Interview de Vincent Descombes paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Vincent Descombes est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur de nombreux livres (L’inconscient malgré lui, 1977; Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), 1979; Grammaire d’objets en tous genres, 1983; Philosophie par gros temps, 1989, il est également l’un des animateurs de la revue “Critique”.

L’entretien ci-dessous renvoie à son ouvrage: La denrée mentale, collection Critique, Les éditions de Minuit 1995.

Interview:

-I- La denrée mentale: vue d’ensemble

Votre livre porte sur la philosophie de l’esprit: qu’est-ce que ça veut dire?

La philosophie de l’esprit consiste à expliquer les concepts qui nous servent à parler de la conduite des êtres capables d’opérations intellectuelles. Elle connaît aujourd’hui un renouveau depuis l’effondrement du behaviorisme en psychologie. Celui-ci prônait la mise entre parenthèse de l’esprit pour s’attacher à l’analyse des comportements observables.

Le programme cognitiviste s’inscrit-il dans cette perspective?

Oui. Les cognitivistes pensent pouvoir introduire le concept d’esprit dans des termes scientifiques, grâce au modèle de l’ordinateur. Le programme cognitiviste, c’est la rencontre du rejet du behaviourisme et du modèle de l’ordinateur.

Vous discernez deux dimensions principales de ce modèle…

En effet! D’abord, la dimension scientifique et technique: l’ordinateur est un modèle du cerveau, il est construit par l’ingénieur, et c’est au neurologue de dire s’il peut y trouver un modèle. Ensuite, la dimension philosophique qui consiste à se demander de quoi l’ordinateur est censé être le modèle. Quand on dit que l’ordinateur est le modèle de l’esprit, celui qui connaît l’ordinateur c’est l’ingénieur. Qui va nous dire alors quel est cet esprit pour lequel on a besoin d’un modèle? C’est le philosophe!

Quelle est votre position?

En philosophie de l’esprit, indépendamment de toute invention technique ou de toute découverte neurologique, nous avons deux écoles. L’une vient de Descartes. Elle se caractérise par l’esprit par la conscience et par l’intériorité. L’autre conception, qui a régné largement avant Descartes, a été réintroduite au XXè s. par Wittgenstein caractérise l’esprit par le langage. Les pensées ne peuvent être séparées de l’extériorité, de ce que les gens font et disent.

Ma thèse est que le programme cognitiviste, fait appel de façon non critique au concept cartésien de l’esprit. Il est vrai que ce programme est matérialiste (l’esprit c’est le cerveau), alors que Descartes était dualiste (l’esprit c’est l’âme). Cette différence jugée très importante par les cognitivistes est selon moi philosophiquement superficielle, comparée à la différence des deux approches d’esprit, l’intériorisante et l’extériorisante.

-II- L’esprit et l’ordinateur

On parle beaucoup aujourd’hui d'”intelligence artificielle”. En quoi l’apparition de l’ordinateur modifie-t-elle la réflexion des philosophes sur la psychologie humaine?

Sur ce point, il n’y a pas une position des philosophes contemporains mais plusieurs. Il y a toute une école qui estime que la réflexion philosophique sur l’esprit, a complètement changé de style ou de nature depuis que nous savons fabriquer les ordinateurs.

Les adeptes de cette école estiment que les ordinateurs sont des engins matériels dotés de capacités intellectuelles. De même qu’un couteau a la capacité de couper, qu’une voiture est dotée de la capacité de nous transporter, l’ordinateur est doté de capacités de calcul, de mémoire, de traitement de texte, etc. Donc, leur semble-t-il, des capacités psychologiques.

Le raisonnement est en gros le suivant: puisque nous savons fabriquer des machines qui ont des capacités mentales, de ce fait, nous savons analyser et rendre compte des capacités mentales de tout être pensant, que ce soit une machine ou un être vivant.

Comment en arrive-t-on à ce genre de réflexion?

Il y a plusieurs vagues successives, on peut en mentionner deux principales. La première apparaît dans les années quarante: il s’agit de la cybernétique. Riche d’idées, ce courant était porteur d’un dépassement de certaines antithèses classiques, par exemple entre l’explication mécanique et la finalité. Ce courant correspond aux premiers ordinateurs qui étaient alors d’énormes machines. Cependant, le courant qui représente le mieux la volonté de construire une science de l’esprit sur le modèle de l’intelligence artificielle, est ce qu’on appelle aujourd’hui le cognitivisme. Datant des années soixante, cette seconde vague est apparue aux États-Unis simultanément chez des linguistes (Noam Chomsky), chez des psychologues et des économistes (Herbert Simon), comme chez des philosophes (Hilary Putnam – qui a d’ailleurs complètement révisé ses idées depuis, puisqu’il est aujourd’hui l’un des plus farouche adversaire du cognitivisme –, ou encore son élève Jerry Fodor).

Dans votre livre, vous critiquez les positions des cognitivistes. L’idée d’intelligence artificielle vous paraît-elle choquante?

Le programme philosophique des cognitivistes est de renouveler la compréhension de la psychologie humaine par le modèle de l’ordinateur. Est-ce que l’idée même d’intelligence artificielle est absurde? Il y a au fond deux objections. La première vient des dualistes qui disent: il y a l’esprit d’un côté et le corps de l’autre; une machine est un agencement matériel; par conséquent elle ne peut pas penser, elle ne peut pas avoir une activité spirituelle. Cette vieille objection conduit à dire que toute volonté de trouver de l’esprit dans la matière est une pure et simple confusion primitive et barbare. Cette objection n’est pas la mienne.

Mon objection n’est pas qu’un être matériel ne peut pas penser, car nous sommes des êtres matériels et nous pouvons penser. L’objection que je fais consiste à contester l’idée même d’une “vie mentale des machines”. Mon objection porte donc sur l’idée même que l’on puisse parler d’une psychologie des ordinateurs.

Vous niez que les machines soient capables d’effectuer des calculs?

Oui, en un sens je le nie. Je le nie philosophiquement. Je dis que nous faisons des calculs à l’aide de ces machines, mais si ces machines calculent, c’est dans un sens différent du sens où nous-mêmes nous calculons. Les ordinateurs produisent des résultats qui nous sont utiles, mais cette production n’est pas un calcul au sens d’un calcul humain. La raison pour laquelle les machines ne pensent pas, bien qu’elles retiennent des données, qu’elles fassent des anticipations, qu’elles puissent effectuer des recherches, etc., est qu’elles le font pour nous et non pas pour elles. C’est la raison pour laquelle elles n’ont pas une psychologie. Même des êtres comme des grenouilles ou des vers de terre ont une psychologie rudimentaire. La machine n’a pas du tout de psychologie car elle n’a aucun intérêt à faire les travaux qu’elle fait. Elle n’est pas capable d’intention, elle n’a pas de but.

Pourtant, avec une machine sophistiquée, par exemple un jeu d’échecs, on peut trouver un partenaire dont le but est de gagner…?

La machine peut en effet simuler un comportement spécialisé grâce à un programme. Un ordinateur muni d’un programme de jeu d’échecs peut servir de partenaire et dans ce sens il peut apparaître comme l’équivalent d’un joueur en chair et en os, qui lui, aurait des buts et des intérêts dans une partie de jeu d’échecs. Le point intéressant est qu’il y a justement deux usages possibles du modèle de l’ordinateur.

Le programme du jeu d’échecs permet à un engin artificiel de tenir le rôle d’un acteur, et il réussit donc à simuler un comportement. Mais pour le philosophe cognitiviste, ce qui est intéressant, ce n’est pas le joueur d’échecs artificiel qui est mon partenaire, c’est le cerveau de ce joueur. Ce qu’il veut mettre en parallèle, ce n’est pas moi, joueur d’échecs vivant, et la machine, joueur d’échecs artificiel, parce que cela maintiendrait une différence entre un joueur d’échecs mécanique et un joueur d’échecs humain; ce qui l’intéresse est de trouver un plan où les choses seraient équivalentes psychologiquement. Ce qui intéresse le philosophe cognitiviste c’est de comparer deux fonctionnements. Pour lui le niveau utile de la comparaison est la comparaison entre mon cerveau et l’ordinateur.

Derrière le côté moderne sophistiqué des théories cognitivistes, il y a une structure philosophique que nous connaissons bien, à savoir la structure dualiste, cartésienne, qui associe un agent pensant et un agent corporel, un esprit et un corps?

C’est bien cela. Cependant, la différence est que Descartes associait une substance immatérielle – l’esprit – et une substance matérielle – le corps –, tandis que le philosophe cognitiviste d’aujourd’hui veut associer un sujet pensant matériel qui est un engin de calcul – tantôt cerveau, tantôt ordinateur – et puis un corps. En fait, le cognitiviste conçoit le rapport du cerveau au corps dans des termes voisins de ceux dans lesquels Descartes concevait le rapport de l’esprit au corps.

Contre cette analyse, il y a une objection très simple à formuler, mais qui a des conséquences immenses: les joueurs dans une partie d’échecs ne sont pas des cerveaux, ce sont des personnes en chair et en os, ou éventuellement des joueurs artificiels construits pour les besoins de la cause pour tenir le rôle d’un joueur en chair et en os. Ce n’est pas mon cerveau qui joue aux échec, c’est moi. Il n’y aucun sens à dire qu’un ordinateur joue aux échecs avec moi. On peut seulement dire: “je joue aux échecs faute d’un véritable adversaire, en me servant d’un ordinateur”.

Au fond, je ne fais que reprendre l’idée de Pascal, inventeur de la machine à calculer qui écrivait: “La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux, mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté, comme les animaux.” (éd. Brunschvicg, n°340).