14 mai 2024
Intro sciences cognitives

Herbert Simon et le cognitivisme

Interview de Daniel Andler paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Daniel Andler et professeur de philosophie à l’Université de Paris X-Nanterre. Il est également chercheur au CREA (Centre de recherche en épistémologie appliquée de l’école Polytechnique de Paris) qu’il a dirigé pendant quelques années. D. Andler porte un intérêt aux “sciences cognitives”, un champ disciplinaire très en vogue depuis quelques décennies. Signalons le livre qu’il a dirigé: Introduction aux sciences cognitives, Folio Gallimard, 1992..

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il précise que malgré l’hétérogénéité du champ de recherche qui l’occupe (les sciences cognitives), il existe des hypothèses “cognitivistes” partagées par tous les chercheurs: le fonctionnalisme et l’hypothèse du traitement de l’information. Formulées notamment par Herbert Simon (Nobel d’économie en 78, et l’un des pionniers de l’intelligence artificielle), leur rappel permet de mettre en perspective le concept de “rationalité liée” (bounded rationality) qui est à la base de la théorie des organisations.

Interview:

On parle beaucoup de “sciences cognitives” et de “cognitivisme”. Que signifient les mots?

Les sciences cognitives renvoient à un ensemble de programmes de recherches scientifiques. Elles constituent un mouvement de pensée (qui a une quarantaine d’année, même si le terme date des années 70) dont l’unité est le projet de développer une science du mental, ou une science de l’esprit. Foncièrement disciplinaire dans sa méthodologie, ce projet ne privilégie pas une discipline ou un niveau de description particuliers, mais installe au cœur de sa réflexion le fait que ces différents niveaux de description sont compatibles. Au fond, on sait depuis la nuit des temps qu’il n’y a pas pensée sans cerveau. Cependant, on s’est pendant très longtemps accommodé tant bien que mal de cette correspondance entre le mental et le cérébral, en développant des arguments tantôt scientifiques tantôt philosophiques pour réduire l’importance de cette correspondance.

Pour illustrer en quoi les sciences cognitives constituent une “révolution”, ou à tout le moins un tournant par rapport à ce qui a été effectué avant, je vais prendre un exemple très simple, celui d’un accident. Si un accidenté souffre de lésions au cerveau, on n’est guère surpris de constater chez ce sujet des déficits cognitifs (voir les découvertes de Broca et Verniquet au XIXè s.). Mais, hors du cas de l’accident, hors des cas de pathologies, l’ancienne conception n’avait rien à dire concernant un être normal, comme si en quelque sorte la correspondance ou la corrélation entre une activité cérébrale d’une part, et une activité mentale d’autre part, était sans pertinence philosophique et scientifique. Les sciences cognitives se situent ainsi à l’exact opposé d’une telle attitude: dans leur perspective, accident ou pas, le mental et le cérébral sont inextricablement corrélés.

Ce que l’on peut par ailleurs préciser, c’est que les sciences cognitives s’inscrivent dans un cadre général d’une philosophie matérialiste. Il s’agit de rendre compte des activités mentales à partir d’activités ou de phénomènes matériels; il s’agit de dire comment il se fait que des êtres matériels, en vertu de leur inscription dans le monde, peuvent penser. Voilà donc pour le programme général qui s’est développé autour de cristallisations plus strictement disciplinaires. Autour d’une nouvelle approche de la psychologie que l’on a appelé la “psychologie du traitement de l’information” dans les années 50 et 60, et qui succédait au paradigme jusque-là dominant, le behaviorisme. Autour de la linguistique aussi. Autour encore de l’IA (intelligence artificielle) qui peut être définie très brièvement comme le projet de programmer des ordinateurs de sorte qu’ils soient capables d’accomplir des tâches “intelligentes”. Autour enfin des neurosciences, c’est-à-dire les sciences du fonctionnement cérébral, du fonctionnement du système nerveux central.

Dans chacun de ces différents domaines des progrès ont été effectués qui résultent pour une large part de cette conjonction: on s’est mis à partir d’un certain moment à faire de la linguistique, de la psychologie ou de la programmation – puisque l’IA est une forme abstraite de programmation – en se disant que ce que l’on fait dans l’un de ces domaines doit trouver une correspondance dans les autres domaines. Sans prétendre nier les différences d’un individu à l’autre – de même culture ou de cultures différentes – sur le plan mental, la tentative consiste à trouver ce qu’il y a de commun. Si on prend l’exemple de l’IA, le pari consiste à dire que même si, lorsque l’on programme un ordinateur pour jouer aux échecs, pour établir automatiquement des fiches de paies ou pour piloter un robot autonome intelligent, le processus est différent de ce qui peut se passer dans un cerveau humain, il y a néanmoins quelque chose de commun. Dans les sciences cognitives, un même phénomène relatif à des activités cérébrale ou mentale est éclairé à partir d’angles différents.

Si le projet des sciences cognitives est relativement récent, il prend racines très loin dans l’histoire de la philosophie. On pourrait dire que, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les philosophes, les logiciens, les linguistes et les psychologues ont toujours fait des sciences cognitives sans le savoir. Le fait est que les sciences cognitives contemporaines se distinguent par certains développements de l’instrumentation – neurosciences et psychologie –, de l’instrumentation conceptuelle – philosophie du langage, philosophie de l’action, et logique: toutes ces ressources n’ont pas été disponibles aux penseurs d’avant ce siècle.

Passons au cognitivisme. Les sciences cognitives ce n’est pas seulement ce rapprochement de différentes disciplines qui acceptent en quelque sorte le principe général que leurs découvertes s’articulent les unes aux autres. C’est aussi un certain nombre d’hypothèses. Diverses et parfois contradictoires (ce champ de recherche n’est en rien homogène), il y a néanmoins parmi elles un noyau central qui forme une sorte de “paradigme”. Même si à l’avenir on peut être amené à le modifier ou à le rejeter, il est une certaine spécification du programme de recherche des sciences cognitives: ce paradigme c’est le cognitivisme dont un des pères fondateurs est sans conteste le théoricien des organisations Herbert Simon. Simon est en quelque sorte un pivot entre psychologie cognitive et IA. C’est lui qui a probablement le plus contribué à lui donner une forme. Les thèmes scientifiques auxquels renvoie ce noyau central d’hypothèses sont en même temps des thèmes philosophiques.

Pouvez-vous évoquer les deux hypothèses incontournables du cognitivisme: le fonctionnalisme et l’hypothèse du traitement de l’information?

Le cognitivisme contient des propositions qui sont rejetées par certaines personnes qui font des sciences cognitives. En revanche, s’il en est une qui ne peut jamais être rejetée, parce que considérée comme l’hypothèse la plus fondamentale des sciences cognitives, c’est celle du fonctionnalisme. Formulée par Herbert Simon notamment, elle est une manière de prendre le contre-pied de l’essentialisme, à tout le moins en matière de pensée. D’un point de vue essentialiste, la pensée est une propriété essentielle d’une matière bien spécifique. L’essentialisme en général renvoie à l’idée que chaque entité a une essence. Pour cette vieille doctrine, il y a une essence du chat, une essence de la pierre, etc., comme en matière de pensée, il y aurait une essence de la pensée. Le fonctionnaliste, renonce à l’idée que la pensée ou l’intelligence (il faudrait bien sûr nuancer, mais présenter les choses en gros se révèle conceptuellement utile parfois) est une propriété essentielle d’une certaine substance comme l’aurait pensé par exemple Descartes elle est le résultat ou l’effet de l’organisation de certains systèmes.

Ainsi, dans la perspective de Simon, ce sont les rapports internes entre les différentes composantes de certains systèmes qui font de ce système un système pensant. Résultat: il y a en principe différents systèmes pensants, de différentes natures, certains à base de neurones, de tissus nerveux chez l’homme ou chez les mammifères supérieurs, et puis il peut y avoir de la pensée éventuellement dans un ordinateur convenablement programmé, comme il peut y avoir en un autre sens aussi de la pensée dans un système social.

Qu’est-ce qui au fond s’échange entre les composantes de ces systèmes complexes? C’est l’information. On arrive là à ce que Herbert Simon appelle l’hypothèse des systèmes de traitement de l’information: certains systèmes complexes peuvent, en échangeant de l’information, produire de la pensée. Qu’est-ce que l’information? Question à la fois scientifiquement et philosophiquement difficile, mais en gros l’information est quelque chose qui peut être transmis ou véhiculée ou associée à des flux énergétiques divers. Idée assez commune selon laquelle l’information “il est trois heures et quart” peut me parvenir sous la forme d’un stimulus visuel ou d’un stimulus auditif, comme je peux l’apprendre de différentes manières parce que vous me l’avez dit par exemple, et donc je comprends ce que vous me dites grâce à toutes sortes de sous-systèmes qui sont en moi. Bref, différents échanges énergétiques, différents stimuli, peuvent être porteur de la même information. Les systèmes de traitement de l’information sont des systèmes physiques en ce sens qu’ils échangent évidemment de l’énergie comme n’importe quel système physique, mais ils peuvent être vus à un certain niveau d’abstraction comme dématérialisés. Ils sont devenus relativement indépendants de la manière exacte dont ils sont constitués matériellement, et ce qu’ils échangent, de la même manière, est devenu quelque chose d’un peu plus abstrait que mettons des ondes sonores, des ondes lumineuses, etc.