14 mai 2024
rationalité

Méthodologie économique

Interview de Maurice Lagueux paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Il existe en philosophie de l’économie deux tendances principales. Pour les tenants de la première ten­dance, l’économie doit emprunter les mêmes méthodes que celles des sciences de la nature, notam­ment la physique, pour mériter le qualificatif de science – on trouve notamment dans ce camp l’éco­nomiste de Chicago Milton Friedman. Pour les tenants de la deuxième tendance, les sciences sociales dont fait partie la science économique est considérée comme étant de nature différente des sciences de la nature, et donc il convient qu’elles trouvent leurs propres méthodes – on trouve notamment dans ce camp l’économiste d’origine autrichienne Friedrich Hayek. Maurice Lagueux reporte ce débat dont le principe (ou postulat) de rationalité économique est un des points cruciaux de l’enjeu.

Maurice Lagueux est professeur de philosophie à l’Université de Montréal enseigne au département de philosophie et donne également des cours au département d’économie de la même Université. Il est membre de plusieurs associations, dont l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économi­que, l’History of Economics Society et l’Association canadienne de philosophie dont il fut président en 1982-83. Il a notamment publié une étude philosophique portant sur Le marxisme des années 60 qui lui a valu le prix du Gouverneur général du Canada en 1983.

Dans l’entretien qui suit, il expose certains débats qui ont lieu dans une discipline qui s’est beaucoup développée depuis une quinzaine d’années. Il est notamment amené à rendre compte du point de vue “épistémologique” du courant des économistes “Autrichiens” – dont Friedrich Hayek constitue une des figures marquantes –, et de celui de Milton Friedman – l’économiste de Chicago – dont un essai “méthodologique” a alimenté de nombreux débats depuis sa parution en 1953. Enfin, avant d’exprimer sa propre position, Maurice Lagueux présente celle d’Alexander Rosenberg qui a publié récemment un ouvrage important en “méthodologie de l’économie”.

Interview:

Pouvez-vous préciser les définitions des mots épistémologie et métho­dologie?

Il existe une réflexion philosophique sur la connaissance en général que dans le monde francophone on a eu tendance à appeler “critique de la connaissance” – cela depuis Kant en par­ticulier –, et que l’on appelle dans le monde anglo-saxon “epistemology”. Le terme “methodology” a été utilisé dans le monde anglo-saxon pour désigner plus spécifiquement la réflexion philosophique por­tant sur la science en tant que genre particulier de connaissance. Or c’est ce dernier type de réflexion qu’en français on désigne généralement du nom d'”épistémologie” en parlant d’épistémologie de telle ou telle science. Bref, qu’on traduise le terme anglais “methodology” par “méthodologie” ou par “épistémologie”, on a affaire à une réflexion portant sur une science particulière, par exemple, l’éco­nomie.

Mark Blaug écrit dans son livre de 1980, La méthodologie économique, que cette der­nière “est simplement la philosophie des sciences appliquée à l’économie”…

Il s’est en effet développé, surtout dans le monde anglo-saxon, depuis en gros le début du vingtième siècle, une réflexion philosophique considérable portant sur les sciences et en particulier sur la physi­que. Blaug a tout simplement voulu appliquer à l’économie, science passablement ignorée des philoso­phes jusque-là, les mêmes méthodes, les mêmes types de raisonnement que ceux qui avaient été élaborés à propos de la physique. Il s’adresse aux économistes en expliquant d’abord ce qui a été fait en épistémologie de la physique et dit en quelque sorte “voici un type d’analyse qu’il importe d’appliquer à la science économique.”

Il est vrai que plusieurs économistes des XVIIIè et XIXè siècle étaient également philosophes – c’est le cas de David Hume, de John Locke, de John Stuart Mill ou encore de Stanley Jevons. Or, je pense que ce que Blaug fait en 1980, c’est d’apprendre à bien des économistes que, depuis John Stuart Mill et Jevons, une littérature extrêmement importante s’est développée en philosophie des sciences à propos de la physique, et qu’il y a des problèmes proprement économiques qui gagneraient à être abor­dés de façon analogue.

Blaug, comme Bruce Caldwell peu après, a le mérite d’avoir lancé le débat chez les économistes. C’est d’ailleurs quelques années après la parution de leurs “manuels” respectifs que se sont créées des revues spécialisées dans le domaine de l'”analyse méthodologique” en économie.

Pouvez-vous camper certaines positions méthodologiques typiques dans ce domaine?

Je dirais qu’il existe, parmi les philosophes des sciences économiques, deux grandes tendances. Il y a d’abord ceux qui estiment que ces sciences sont du même type que les sciences physiques et qu’il con­vient en conséquence de se demander si les explications fournies par la théorie économique se compa­rent, du point de vue de leurs bases théoriques, aux explications fournies par la physique, et si elles peuvent être testées de façon analogue. Et puis, il y a des philosophes et des économistes qui soutien­nent que les sciences économiques sont des sciences où les modèles d’explication sont d’un genre dif­férent, où expliquer revient en quelque sorte à montrer en quoi les actions humaines (et leur consé­quences) sont tout au plus compréhensibles ou intelligibles. Cela ne manque pas de rappeler un célè­bre débat qui a, dans la pensée germanique au début du siècle, opposé les sciences qui permettent d’expliquer (“Erklären”) et celles qui permettent de comprendre (“Verstehen”).

La deuxième tendance est-elle celle représentée par un courant qui va de Menger à Hayek?…

En effet, de Menger à Hayek en passant par Von Mises. Ce courant, connu sous le nom de “tradition autrichienne”, est en tout cas celui qui a poussé le plus loin l’idée selon laquelle l’économie est une science différente des sciences physiques. La spécificité de ce courant consiste à mettre l’accent sur le caractère “subjectiviste” des sciences sociales en général. Pour ces économistes “Autrichiens”, les sciences humaines permettent avant tout de comprendre et d’interpréter les actions qui donnent lieu à la vie économique. Ainsi, les économistes vont rendre compte de certains événements, mais ils ne vont pas pouvoir, sur cette base, établir des prédictions à la manière des physiciens. Si l’explication peut être fournie, cela ne peut être qu'”ex post”, un peu à la manière dont les explications des historiens rendent compte, après coup, des événements passés.

La “rationalité” occupe un rôle central dans ce débat, n’est-ce pas?

Effectivement. On a affaire en économie à des individus et, ceux-ci étant présumés rationnels, on sup­pose que leurs décisions maximisent – rationnellement – une variable, par exemple ce que les économis­tes appellent l'”utilité” de ces individus. Les théories marginalistes de Jevons ou de Walras, comme celle des “Autrichiens”, vont tenter de rendre compte du comportement économique à partir de ce “principe de rationalité”. Néanmoins, ce postulat pose des difficultés car les individus ont des buts et des croyances qu’il est difficile de “tester” à la manière des scientifiques. Les économistes tentent donc de comprendre les actions des agents économiques à partir du fait que les individus ont des croyances, qu’ils ont des idées sur la bonne façon de réaliser un but. De ce point de vue, leurs explica­tions ressemblent à celles des historiens plus qu’à celles des physiciens. Quand bien même on pousse­rait la mathématisation a un point extrême, cela ne résoudrait en aucun cas le problème.

Est-ce là qu’intervient Milton Friedman?…

En un sens, oui. À l’encontre de la position que je viens de relater, pour toute une tendance qui s’ins­pire du modèle de la science physique, une science économique digne de ce nom doit être en mesure de fournir des “prédictions”. Cette tendance a largement tiré parti du petit essai ingénieux de Milton Friedman portant sur ce qu’il appelait la “méthodologie positive”, dans lequel il soutenait qu’il importe peu que les économistes puissent ou non tester le postulat de rationalité lui-même s’ils sont en mesure d’établir des “prédictions”, ce qui compte essentiellement en science.

Dans la mesure où ils prenaient appui sur le postulat de rationalité, on pouvait considérer que les éco­nomistes étaient en mesure d’établir ce que seraient les décisions prises par des individus parfaitement rationnels qui désirent maximiser une variable donnée comme leurs revenus ou leurs profits. On pou­vait donc considérer qu’ils pouvaient nous apprendre ce que devraient faire en principe des individus ou des entrepreneurs rationnels, bref, que leur science est une science essentiellement normative. Or, après l’essai de Friedman, de nombreux économistes ont été séduits par une autre perspective. Après tout, ce qui les intéressait était de prédire les faits économiques un peu comme leurs collègues physi­ciens le font dans le domaine qui leur est propre…

Si Friedman estimait que les économistes arrivaient à établir des prédictions quand même intéressan­tes, d’autres économistes ou théoriciens de l’économie ont toutefois signalé que les prédictions éco­nomiques ne sont pour l’essentiel que des “prédictions qualitatives” – pour reprendre une expression d’Alexander Rosenberg. En physique, les prédictions sont d’une redoutable précision. Pour prendre un exemple amusant, c’est grâce à la qualité et à la précision des prédictions permises par les lois de la physique que Tintin et ses amis ont pu échapper à la mort. En effet, dans l’une de ses aventures, Tintin, en s’appuyant sur la chronique astronomique d’un journal, prédit avec précision une éclipse du soleil, ce qui le fait passer pour un sorcier aux yeux des Indiens qui l’avait condamné à la torture avec ses amis.

Ce que je veux mettre en relief et ce qui fascinait les Indiens admirateurs de Tintin, c’est que sa pré­diction leur a paru d’une précision ahurissante, c’est-à-dire d’une précision telle qu’un écart manifeste se creuse entre cette prédiction scientifique et celles qu’il est possible de faire sans l’aide de la science. À défaut d’une telle précision, on peut toujours soutenir qu’une science comme l’économie n’ajoute rien aux prédictions qu’un entrepreneur qui a du flair, par exemple, parvient à faire sans son aide.

C’est ici qu’intervient une thèse comme celle d’Alex Rosenberg. Ce dernier est très critique à l’égard de l’idée qu’il existe une économie positive – justement parce que des prédictions seulement “qualitatives” ne méritent guère d’être considérées comme des prédictions scientifiques. Toutefois, il est également très critique à l’égard d’une pensée comme celle des “Autrichiens”, parce qu’une explication qui est de l’ordre de l’explication “ex post” ne donne pas lieu à un véritable progrès scientifique… Rosenberg va donc remettre en cause, avec les thèses sur lesquelles repose une approche comme celle des “Autrichiens”, les notions mêmes de “croyances” et de “buts”, c’est-à-dire les bases psychologiques et “subjectivistes” de l’économie.

Quelle est l’idée centrale défendue par cet auteur?

Rosenberg est un esprit extrêmement critique, très critique et très lucide à l’égard des limitations en­core réelles des travaux faits en “philosophie de l’esprit” et en “sciences cognitives”, mais il estime notamment que c’est de ce côté, et vers les recherches neurobiologiques encore trop peu avancées, qu’il faut se tourner pour repenser la science économique de manière à en faire un jour une véritable science.

Quel est votre position dans ce débat?

Peut-être pourrais-je extraire quelques éléments de réponse d’un texte que je viens de terminer et que j’ai intitulé Economist’s Fligth from Metaphysic et dont voici les grandes lignes. Les économistes, et en particulier les économistes néo-classiques, ont élaborés la théorie économique aujourd’hui dominante, en la fondant sur une analyse mathématique sophistiquée. Ces économistes ont constitué quelque chose de très impressionnant, mais cette contribution – et c’est là que je rejoins le verdict fondamental de Rosenberg – peut être considérée avant tout comme une nouvelle branche des mathématiques.

Ce que j’ajouterais, pour ma part, c’est que les économistes ont cherché à bâtir une science sans assise ontologique. Je dis qu’une science a une “assise ontologique” quand ce qu’elle étudie a une réalité bien concrète qui ne risque pas constamment de nous glisser entre les doigts. Poser une question ontologi­que, c’est poser une question qui revient à savoir en quoi consistent les choses dont on parle. Les bio­logistes, par exemple, étudient des organismes vivants bien concrets et s’efforcent de déterminer leur constitution.

Or, demandons-nous quel est l’objet concret que sont censés étudier les économistes. Le marché? mais alors, qu’est-ce qu’un marché? C’est, répondra-t-on sans doute, un lieu où des échangistes se rencon­trent. Or qu’est-ce qu’un échangiste?… Pour répondre à cette question, les économistes néo-classiques, avec Jevons, se sont d’abord appuyés sur des bases psychologiques. Mais la démarche néo-classique depuis lors a largement consisté à éliminer ces traits psychologiques. Par exemple, la conception ordi­nale de l’utilité introduite par Pareto a été considérée comme une grande conquête parce qu’elle per­mettait de s’en tenir à un ordre de préférences aisément mathématisable, en éliminant les difficultés associées à la perception concrète mais peu manipulable d’une utilité comprise dans un sens psycho­logique.

Bref, il y a chez les économistes une volonté manifeste de ne pas s’embarrasser de ces questions que j’ai appelé ontologiques à propos de ce dont ils parlent. Les économistes ont peut-être été sages d’éviter de répondre à ces questions et de s’en tenir à des questions purement formelles, parce qu’ils se sont rapi­dement rendu compte que de telles questions sont un peu piégées en un sens. Mais, il y a un prix à payer pour ça, et ce prix c’est que ce qui devait être une science particulièrement concrète se distingue mal d’une “branche des mathématiques” parmi d’autres.

Toutefois, cette conclusion plutôt négative ne tient que si l’on juge la science économique à la lumière de l’image de science positive qu’elle cherche à se donner en imitant la physique avec un succès plutôt mitigé. Pourtant, malgré les faiblesses évidentes des explications apportées par les économistes quand on mesure leur degré de précision en les comparant aux explications et aux prédictions des physiciens, je pense qu’il y a quelque chose de très éclairant dans les explications que les économistes apportent pour peu qu’on y voit des tentatives de comprendre le monde économique fort complexe dans lequel nous vivons.

Je ne pourrais établir mon point sans examiner successivement un bon nombre d’explications appor­tées par les économistes, mais je voudrais au moins soutenir qu’il n’est pas vrai que la théorie écono­mique ne nous aide pas à comprendre le monde réel. Sans théorie économique, il n’est pas possible de comprendre le fonctionnement du marché et de la monnaie, les effets du crédit, les raisons des crises, etc. Mais les théories économiques qui nous permettent de comprendre après coup ces phénomènes ne nous permettent pas de les prédire et, en ce sens, la science économique, malgré la beauté formelle de ses théories abstraites, ressemble plus à l’histoire qu’à la physique, au niveau des explications qu’elle procure. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de disqualifier la pensée économique pour la seule raison qu’on n’y trouve pas les traits qu’on trouve dans les sciences de la nature. Seulement, je doute fort que les économistes acceptent jamais de s’en tenir à des perspectives aussi modestes, eux qui ont pris goût de se rabattre sur des mathématiques de haut niveau, en se consolant ainsi de ne pas pouvoir développer une science économique qui serait une science au sens où la physique en est une.

Vous avez donc une position proche de celle de Hayek?…

De ce point de vue, ma position est effectivement proche de celle de Hayek, mais je pense que la question que pose Rosenberg est absolument fondamentale, bien que la réponse qu’il apporte me pa­raissent beaucoup trop négative à l’égard d’une conception de l’économie dont les prétentions seraient plus modestes. Toutefois adopter une position plus modeste qui me semble la seule à laquelle la science économique peut légitimement prétendre, c’est renoncer à une large part de ce qui fait le pres­tige de la science. Or les théoriciens de l’économie qui, à l’instar de leurs collègues de physique et de chimie, peuvent maintenant aspirer à la conquête d’un prix Nobel ne sont pas prêts à renoncer à un prestige auquel ils ont toujours aspiré.