14 mai 2024
Inexact and separate

Philosophie de l’économie

Interview de Daniel Hausman paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Daniel M. Hausman, professeur à l’University of Wisconsin-Madison en méthodologie de l’économie (ou philosophie de l’économie). Il a créé en 1983, avec Michael McPherson (professeur au William’s Col­lege), le journal “Economics and Philosophy” dont il a été l’éditeur jusqu’à très récemment.

Sa thèse de doctorat portait sur les théories du capital et de l’in­térêt et a été publié en 1981 sous le titre: Capital, Profits and Prices. Il y étudiait, de façon méthodologique, la fameuse contro­verse dite des deux Cambridge, qui a opposé des théoriciens d’Angle­terre (notamment Joan Robinson) et des théoriciens américains (notamment Paul Samuelson). Quelques années plus tard, il publie un ouvrage très remarqué en Amérique du Nord – The Inexact and Separate Science of Economics (Cambridge University Press, 1992) –, dans le­quel il s’attache notamment à mettre en relief la structure et la stratégie de recherche de la “théorie de l’équilibre général”, et à étudier la question des relations entre la théorie et la pratique économique. Deux chapitres, sur les quatorze que forme le livre, est tout particulièrement consacré à deux cas: d’une part, une analyse d’une étude de Paul Samuelson (“Overlapping generations model”, 1958), et, d’autre part, le problème des “Preference reversals”.

Interview:

Pourquoi la méthodologie présente un inté­rêt pour les économistes qui ne sont pas nécessairement en­clins à se poser des questions philosophiques ou épistémolo­giques?

Parmi les économistes, certains sont intéressés par les questions philosophiques et d’autres pas. L’attitude de ces derniers pourrait être la suivante: les philosophes peuvent se sen­tir concernés par des problèmes relatifs au caractère de l’explica­tion en économie, mais après tout cela ne concerne qu’eux. Il existe des auteurs en méthodologie économique qui, comme Donald McCloskey, défendent l’idée que des questions de ce type ne regardent pas les économistes. Autant dire que je ne partage pas cette position, et j’irai même jusqu’à prétendre que les questions abordées en méthodo­logie économique sont incontournables pour le praticien de l’écono­mie. La première raison que j’évoquerais en est une évidente: si l’on tente de répondre à une question, que ce soit concernant l’éco­nomie du bien-être ou que ce soit des questions plus techniques relatives par exemple au revenu ou à l’incidence d’un changement de taux d’intérêts, la façon de savoir y répondre est précisément l’ob­jet de la méthodologie économique.

Alors, bien sûr lorsqu’une discipline fait des progrès remarquables, sans doute peut-on penser faire l’impasse sur un tel questionnement. Mais, précisément, l’économie n’a rien d’une telle science, juste­ment parce que les méthodes utilisées laissent à désirer. Au moins pourrait-on s’interroger sur la faiblesse de ces méthodes.

Je pense que la raison pour laquelle les économistes devraient s’in­téresser aux questions méthodologiques est simple: ils y répondent dans leur travail, de façon explicite ou implicite. Par ailleurs, l’économie se trouve confrontée à de nombreuses difficultés et ne marche pas si bien que cela. Je note enfin que la grande majorité des économistes classiques n’ont pas fait l’impasse sur des ques­tions de type philosophique.

Quels livres ou articles conseillez-vous de lire pour aborder votre discipline?

Difficile question. L’article le plus connu aux États-Unis est sans contredit celui de Milton Friedman (The Methodology of Positive Economics). Beaucoup de gens ont lu cet essai très suggestif mais plein d’erreurs. Vraiment, c’est là un très mauvais morceau de phi­losophie, et Friedman n’a pas obtenu son Nobel pour ce travail!

Je pense que la meilleure chose à faire est de consulter des antho­logies d’études classiques dans la discipline. La prise de connais­sance de textes classiques est utile car les grandes questions res­tent un peu les mêmes au cours du temps. Ainsi, connaître les ré­flexion de John Stuart Mill, de Max Weber, des Keynes (le père et le fils) ou de Lionel Robins, me semble une approche intéressante.

À cet égard, il existe une anthologie que vous avez éditée…

Oui, The Philosophy of Economics: An Anthology (Cambridge U.Press, 1984). Il en existe d’autres également. La plus récente, Contempo­rary Issues in Economic Methodology de Roger Backhouse, est excel­lente mais elle réfère quasi exclusivement à des textes contempo­rains qui dérivent en outre presque tous de la philosophie de Karl Popper.

Quelles vous semblent être les questions principales en ma­tière de méthodologie économique?

La première question, intéressant aussi bien les philosophes que les économistes réfère à un problème très spécial en économie. Si on regarde la théorie fondamentale, il y a de nombreux axiomes qui ne sont pas vrais: par exemple, dans le modèle économique standard, le fait de poser que les préférences sont transitives. Ce n’est sans doute pas la plus intéressante partie du modèle, mais en tous cas c’est là. Or, il n’est pas vrai que les préférences des gens sont toujours transitives. On peut prendre n’importe qui, l’emmener dans un laboratoire et lui demander: préférez-vous ce bien à celui-là, pour s’apercevoir que cette hypothèse ne tient pas. Vous remarquerez alors que bien des préférences sont intransitives, qu’il y a de l’intransitivité dans toutes les préférences. Dès lors, on se peut se demander quoi penser d’une science fondée sur des erreurs. Bien sûr, on pourra rétorquer que les économistes pensent que les préfé­rences sont habituellement transitives, et non pas toujours, mais cela n’est guère satisfaisant: habituellement: comment? quel pour­centage? est-ce une théorie probabiliste? etc.

Immédiatement, on peut prendre la mesure du problème. Alternative­ment, des économistes diront: ce n’est pas tant que les préférences sont intransitives, mais plutôt que les personnes rationnelles ont des préférences transitives. Autrement dit, si l’on est rationnel, alors on aura des préférences transitives. C’est de cette manière que de nombreux économistes définissent la rationalité. C’est tri­vial. Cela soulève une seconde question méthodologique, qui est la suivante: les économistes abordent la notion de la rationalité de façon normative. Ainsi donc, pourquoi un économiste s’arrogerait-il le droit de proposer une théorie du “comment” les gens se compor­tent, préfèrent et choisissent, allant de pair avec une théorie du comment les gens doivent préférer et choisir. Les questions référant à la rationalité sont sans doute parmi les premières questions im­portantes à adresser lorsque l’on pense méthodologie.

Est-ce ce type de questions auxquelles s’intéresse votre col­lègue Alexander Rosenberg?

D’une certaine manière, Alex s’intéresse à ce genre de question, mais la question qu’il adresse est plutôt la suivante: pourquoi les économistes font si peu de progrès?…

La question de Philip Mirowski, quelle serait-elle?

Sa question est plus historique que méthodologique. Elle pourrait s’énoncer comme suit: comment peut-on comprendre comment l’économie néo-classique se porte si mal!…

Et si l’on résumait votre question?

Comment comprendre une science apparemment bâtie sur des erreurs…

Pourquoi l’économie présente un intérêt pour les philosophes?

L’économie est une science spéciale en ceci qu’elle a l’apparence d’une science de la nature comme la physique. Elle est mathématique­ment formalisée, les liens entre les données et l’économie ayant été appréhendés à l’aide de l’économétrie de façon sophistiquée. Du coup, cela nous conduit à savoir s’il est possible d’avoir une science sociale. L’économie est intéressante si l’on s’attache à mettre en relief les différences et les similarités existant entre une science naturelle et une science sociale, puisque, sous certains aspects, l’économie parait proche d’une science naturelle et pour­tant, en termes de succès, elle est plus proche des autres sciences sociales. C’est un peu le type de problème qui personnellement m’in­téresse relativement à l’économie, en tant que philosophe.

L’intérêt des philosophes pour l’économie réfère également à la question des jugements de valeurs que les économistes prétendent ne pas faire, tout en donnant au bout du compte des réponses normati­ves.

Pouvez-vous donner un exemple?

Prenons le cas des économistes traitant ce que l’on appelle les “market failures” (défaillances du marché), c’est-à-dire les cas où le marché ne permet pas d’apporter des solutions qui satisferaient les préférences des gens dans un sens efficient. Les économistes ont sur cette question des réponses très divergentes. Prenons l’exemple de la pollution de l’air ou de l’eau. Certains économistes soutien­dront qu’une intervention gouvernementale est nécessaire, tandis que d’autres soutiendront qu’il convient de mieux définir les droits de propriété; d’autres encore diront que ces deux approches ne règle­raient rien, etc.

Vous faites référence aux controverses sur la question durant les années 60, où Ronald Coase notamment se rangeait parmi ceux qui défendaient le deuxième point de vue…

… oui, Coase disait qu’il fallait définir les droits de propriété de façon claire, et de la sorte les gens négocieraient les solutions les plus efficaces. Mais, pour revenir à la question relative à la normativité incluse dans ces prises de positions, ces dernières prennent toutes en compte qu’une défaillance du marché est quelque chose de mauvais, ce qui suppose qu’un “market succes” est quelque chose de bon. Pourquoi? En fait, ce que j’insinue, c’est qu’il y a toujours des présuppositions morales dans tous ces points de vue.

Il y a bien sûr des influences éthiques ou idéologiques quand un économiste cherche un théorème, mais il existe d’autres sortes d’in­fluences par le fait même que le modèle en lui-même est très attrac­tif: le même modèle guide les présuppositions de l’économie du bien-être et influence également notre vision des problèmes économi­ques actuels. Ainsi, différents aspects de l’économie se supportent mutuellement d’une manière très puissante.

Pourquoi les études en méthodologie économique portent quasi exclusivement sur la micro-économie, et non sur la ma­cro-économie?

La question vaut en effet d’être posée. Pour ce qui me concerne, il s’agit d’un problème de compétence: je ne connais pas la ma­cro-économie aussi bien que la micro. Je pense, de façon plus géné­rale, que le point est que la micro est la partie de l’économie qui ressemble le plus aux sciences naturelles. Si les philosophes s’y intéressent davantage, c’est que dans ce champ il existe de nombreu­ses théories très formalisées, voire sophistiquées. Cependant, comme vous, j’aimerais qu’il y ait davantage de travaux méthodologiques menés en macro. Cela sera peut-être le cas dans la perspective du courant représenté par la “New macro-economics” et par les “rational expectations theorists” comme Robert Lukas (Chicago), tendant à unifier macro et micro…

Votre prochain livre (avec Michael McPherson) sort à la fin de cette année. Sur quoi porte-t-il?

Il est le prolongement d’une de nos études, Taking Ethics Seriously, parue dans le Journal of Economics Literature, et sera en quelque sorte une introduction à l’éthique à l’usage des économistes. Il comprendra notamment une discussion sur les présupposés éthiques qui fondent la théorie économique standard. Il s’attachera en outre à prendre en compte des théories actuelles (comme celle de John Rawls par exemple) et, de ce fait, à introduire diverses notions éthiques propres à modifier le caractère d’une économie normative.