14 mai 2024
L'identité au travail

L’entreprise, creuset de socialisation

Interview de Renaud Sainsaulieu paru dans le Bulletin des HEC Lausanne, 1996.

Perspective:

Psychologue et juriste de formation, Renaud Sainsaulieu a commencé sa carrière de sociologue au CNRS en travaillant avec Michel Crozier dont il a très tôt contribué à formaliser et diffuser, par l’en­seignement aux cadres d’entreprises, la méthode sociologique connue son le nom d'”analyse stratégi­que”. Il a ensuite progressivement pris ses distances avec l’école de la sociologie des organisations pour trois raisons liées à ses propres travaux de recherche en entreprise. Tout d’abord il a démontré dans son livre L’identité au travail (Presses de Sciences Po, 1977) que la capacité stratégique des ac­teurs suppose des bases culturelles qui sont loin d’être également réparties parmi les divers groupes sociaux présents au travail. Ensuite parce qu’avec les crises de développement des entreprises, il lui est apparu que la modèle d’analyse stratégique était surtout révélateur des rapports sociaux de pouvoir au sein des entreprises en croissance rapide confrontées, en fait, à des incertitudes spécifiques à la ratio­nalité de leurs organisations. Enfin, parce que l’analyse des organisations ne prenait guère en compte la question centrale des objectifs et finalités des entreprises, alors que cela devient un problème clé dans le contexte d’une véritable ouverture aux marchés.

Psychologue et sociologue, Renaud Sainsaulieu porte un intérêt central aux relations de travail. Depuis son livre L’identité au travail (1977) jusqu’à Méthodes pour une sociologie de l’entreprise (1994), en passant par l’ouvrage collectif L’entreprise, une affaire de société (1990), il s’intéresse à l’entreprise en tant qu’institution sociale.

Interview:

Votre livre L’identité au travail – il s’agit en fait de votre thèse de doctorat – est le résultat d’une recherche sur des modèles de relations vécues au travail. Après une longue enquête – sur la base de huit mille questionnaires –, vous avez identifié quatre modèles typiques d'”identités au travail”. Pouvez-vous en parler?

Oui, j’ai découvert que les individus vivent au travail autre chose que la pour­suite de résultats économiques, professionnels et stratégiques. Au travers de la somme de relations obligées, qu’impose la vie en organisation, les individus vivent de très profondes expériences de re­connaissance, de différentiation, de solidarité et d’affirmation personnelle. Bref, le travail en entreprise est aussi une forte expérience de socialisation pour les individus de notre temps. C’est ainsi que j’ai pu faire apparaître quatre modèles typiques de construction de la personnalité par le travail que j’ai appe­lés “identités”.

Vous avez montré en fait que pour pouvoir être un “acteur”, il fallait pouvoir vivre les relations. Par là, vous relativisiez le point de vue de Michel Crozier dont la mé­thode de l'”analyse stratégique” repose sur le postulat d’agents psychologisés capables de jouer avec le système.

C’est ça. J’ai apporté si vous voulez une contextualisation d’une expérience stratégique, en montrant qu’après tout, pour être acteur, il faut savoir vivre des relations. Et je montrais que l’identité qui ren­voyait à l’analyse stratégique était finalement le modèle du “stratège”, du “négociateur”. Finalement, je trouvais que l’analyse stratégique croziérienne – et c’est là que Michel Crozier n’était pas d’accord –, s’inscrivait en fait dans un terreau culturel de modèle de relations qui n’avait rien d’universel. Lui pen­sait que dès lors qu’il y avait des occasions de “jeu”, tout le monde pouvait jouer. Moi, je répondais: tout le monde, mais pas avec les mêmes moyens.

Avez-vous remarqué une relation entre ces quatre “modèles d’identité” et l’origine sociale des acteurs?

Non, pas vraiment. En fait il y a des tonalités variées des quatre modèles dans chaque groupe social. Par ailleurs, je n’ai trouvé aucun lien entre ces modèles et l’âge, l’ancienneté ou le sexe… Par contre, je me suis rendu compte que ces modèles étaient très liés à l’expérience même des rapports de travail. Les fusionnels, ce sont des gens sans pouvoir – des employés à travail sans contenu et répétitif: quand on est tous les jours sans pouvoir, on apprend qu’individuellement on n’arrive pas à s’exprimer. Con­cernant les affinitaires, il m’est apparu que c’était les mobiles professionnels qui les motivaient: ces personnes vivent la promotion, et pour eux la réalité sociologique c’est l’abandon du groupe de base. Relativement au troisième modèle, celui de la négociation, je me suis rendu compte qu’il était celui des professionnels ouvriers et celui des cadres, ces deux groupes ayant en commun le fait de détenir du pouvoir. Je me suis donc rendu compte que le modèle le plus souple et le plus fort était au fond l’ex­périence même du contrôle d’une certaine marge du pouvoir. Quant au modèle du “retrait”, il est le fait de personnes à pouvoir extérieur – les étrangers, les femmes, les jeunes, les ruraux… – qui avaient tous à faire quelque chose à l’extérieur – la famille, la ferme au Portugal, les loisirs – et qui, confrontés à des boulots de peu d’intérêt à l’intérieur, se retiraient des relations, travaillaient a minima, pour finale­ment s’investir à l’extérieur, refusant ainsi l’engagement dans les relations sociales.

Au fond, ce que j’ai montré à travers ma recherche, c’est que la dynamique sociale des rapports de tra­vail en organisation ne se réduit que rarement à la seule expérience de rapport de pouvoir. Les indivi­dus y acquièrent aussi des représentations, des valeurs, des identités particulières et, plus largement, des cultures qui définissent des formes de socialisation profonde auxquelles ils sont profondément at­tachés.

Vous avez ensuite entrepris d’autres travaux…

En effet, il y a eu toute une seconde partie de recherche que j’ai mené avec mes collègues, dont Pierre-Éric Tixier particulièrement. Nous avons travaillé sur les fonctionnements collectifs liés aux expériences auto-gestionnaires. Dans La démocratie en organisation (Méridiens Klinsieck, 1983), nous avons fait le compte-rendu d’une quarantaine d’expériences auto-gérées. Il s’agissait de coopérati­ves, de mutuelles, d’associations particulières, etc., tout ce qui était un peu les “moutons à cinq pattes” du monde industriel: bureaux d’études, services de recherche, cabinets d’avocats, cabinets d’architectes, coopératives de bâtiment, imprimeries, etc. Là, des gens dans la mouvance 68 étaient payés au même salaire, il y avait peu de différences hiérarchiques, tout le monde s’exprimait et il y avait des commis­sions partout et des réunions de groupes.

Nous avons donc étudié ces objets nouveaux et nous sommes tombés sur une dysfonction inattendue que les auto-gestionnaires et les idéologues n’avaient pas vu: si l’on met les gens en situation de com­munication directe par le biais de ces formes d’organisations permissives et ouvertes, on produit un fait nouveau, à savoir que les gens sont confrontés les uns aux autres sans protections. On croyait que plus on communiquerait plus on serait d’accord, et l’on s’apercevait qu’il n’en était rien: plus on communi­que et plus on découvre que l’autre est différent. Et on ne sait pas vivre ça… tout au moins vers la fin des années 70. Nous nous sommes trouvés de la sorte face à une espèce d’échec, à une impossibilité culturelle de l’autogestion.

C’est-à-dire à un manque de savoir “pragmatique”, d’une certaine façon un manque de communication à la façon dont le philosophe allemand Habermas – et d’autres – tente de trouver un remède?

Absolument. On n’avait pas la méthode qui permettait de vivre l’inter-communication subjective. On n’avait pas l’expérience culturelle, à cause sans doute des conséquences culturelles et identitaires de l’organisation taylorienne.

Depuis cette seconde étape de vos recherches, qu’est-ce qui vous a animé?

Au fond, ce qui m’a animé après ça, c’était la recherche de meilleures institutions, c’est-à-dire non pas une meilleure organisation simplement, mais des institutions fortes, des systèmes de règles intériori­sées, légitimes, qui permettraient aux gens de vivre effectivement des formes identaires plus riches. Étudiant les entreprises, je me rends bien compte que si actuellement le travail est tellement demandé, c’est non seulement parce qu’il donne de l’argent mais parce qu’il donne une socialisation, une présence sociale, une occasion de se définir… Quand des personnes perdent leur emploi, ils ne perdent pas for­cément le salaire, mais l’identité.

De nombreuses recherches ont été faites, notamment sur le développement local et les possibilités d’ouverture de l’entreprise sur ses environnements. La problématique centrale de toutes ces recherches était l’emploi. Nous avons mené de nombreuses enquêtes sur les nouvelles voies de la gestion des res­sources humaines. Actuellement, les deux points sur lesquels je suis sont: d’une part une relecture des cultures du travail, c’est-à-dire des identités transmises, et d’autre part une réflexion sur la transforma­tion des politiques d’entreprises à l’occasion de la mise en oeuvre des pratiques de gestion des ressour­ces humaines.

Pouvez-vous situer ce qu’a été l’expérience des ressources humaines?

Autour des années 80 arrive des pratiques de gestion du personnel qui n’existaient pas avant, ou très peu: le participatif, la formation d’adulte, les rémunérations individualisées, les communications, la gestion de carrière, des projets d’entreprises, etc. Tout cela représente un ensemble de pratiques justi­fiées par le souci de répondre rapidement à la pression de nouvelles “contingences” issues de l’ouver­ture des frontières, de la menace de la concurrence. Rapidement dit: on n’a pas le temps de réorganiser, donc on mobilise les gens et on cherche … susciter et soutenir leurs implications personnelles.

C’est ainsi qu’on en a appelé aux individus en laissant par ailleurs en place les anciennes structures or­ganisées, par manque de temps. Ce qui s’est passé c’est au fond qu’on en a appelé aux individus, qui ont vraiment répondu, parce que la plupart était mal-traité par le taylorisme, et qu’ils espéraient être consi­dérés. Il y eut donc des volontaires, mais le problème, c’est que plus ils se prenaient au jeu de la parti­cipation, plus ils rencontraient des obstacles dans le fait que les hiérarchies n’étaient pas préparées à supporter les critiques. On tombait soi sur une mentalité hiérarchique des chefs, ou alors sur le fait que si un groupe se mettait à être propositionnel – dans le cadre de cercles de qualité par exemple –, et bien il rentrait en rivalité avec le bureau des méthodes ou avec les ingénieurs d’études. Plus on formait les adultes en leur permettant de se former eux-mêmes, plus ces personnes devenaient critiques de l’au­torité, demandeurs d’autres façons de travailler. Cela heurtait donc ceux qui n’avaient pas bougé qui étaient là auparavant.

Au fond, plus on entrait dans le participatif, plus on entrait dans le système social, c’est-à-dire dans la société de l’entreprise. Et la gestion des ressources humaines n’était pas du tout préparée à gérer le so­cial sous cet angle. On reconnait ainsi une espèce d’ouverture indispensable à la sociologie. La gestion des ressources humaines a surtout été mise en oeuvre au début sur la base du modèle technique, ou bien psychologique, visant à répondre à la question: comment impliquer l’individu? La grande fai­blesse de la gestion des ressources humaines tient à son incapacité à gérer du mouvement de système social. En gros, on sait un peu ce que c’est que s’affronter à un mouvement social (cf. les analyses de Touraine); et puis de temps en temps il y a un combat, il y a un conflit, il y a de la négociation entre représentants.

Donc, selon vous, la sociologie apparaît dans les années 80 comme incontournable. Pouvez-vous préciser brièvement de quoi traite votre livre récent: Méthodes pour une sociologie de l’entreprise (Presses de Sciences-Po, 1994)?

C’est un livre qui apporte des méthodes précises et opératoires pour diagnostiquer la nature d’une société de travail en entreprise afin de repérer ses capacités de réaction face aux pressions de l’environ­nement; pour expliciter les potentiels de développement social qui doivent être pris en compte dans les stratégies économiques; pour fournir des repères et des clés d’observation et de conduite des processus de transformation sociale à l’oeuvre dans la conduite du changement.