15 mai 2024
Le pouvoir et la règle

Philosophie du changement

Interview d’Erhard Friedberg  (2nde partie) paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 1996.

Perspective:

Cet interview d’Erhard Friedberg fait suite à celui intitulé La sociologie des organisations [disponible sur ce site]. Ce second interview, intitulé Philosophie du changement, est le versant application des concepts de l’approche de la sociologie des organisations, autrement dit : l’intervention sur le terrain.

Interview:

Vous avez hésité à relater un cas d’entreprise que vous avez mené, sans doute parce que vous préférez parler du lien entre la théorie et la pratique. Est-ce bien ça?

Il y a plusieurs choses. Relater un cas c’est toujours faire une histoire de succès, or dans une intervention, les succès et les échecs se mesurent à moyen et long terme et pas facilement à court terme. Il y a aussi l’aspect de bien attirer l’attention sur l’as­pect de la situation et la nécessité de rester, de ne pas faire de transfert substantif d’un cas à l’autre, et donc la nécessité de situer la réflexion sur un plan de méthode beaucoup plus que sur un plan de voilà ce qu’on a fait dans tel cas. Et puis, aussi, bien rendre compte d’une intervention dépasse la petite histoire que l’on peut raconter dans un cas: il y a beaucoup plus de détails, c’est à la fois très ennuyeux mais quand ça n’est pas ennuyeux ça devient superficiel.

Dans Le pouvoir et la règle, le chapitre 11 expose votre phi­losophie d’intervention et le 12 relate un cas. Pouvez-vous en parler dans les grandes lignes?

Les deux chapitres sont liés. Le premier chapitre c’est une ré­flexion sur les implications d’une perspective sociologique pour le changement dirigé. Qu’est-ce que ça veut dire quand on part d’une réflexion sociologique, quand on conçoit donc une organisation comme le produit émergent, le résultat émergent d’un jeu entre des ac­teurs, donc comme le résultat émergent d’un système d’acteurs. Quand on a cette vision du fonctionnement des organisations, qu’est-ce que ça veut dire pour le changement? Et le chapitre 12, c’est la ré­flexion de la contribution que peut apporter un sociologue à la conduite du changement, parce que dans beaucoup d’aspects du change­ment organisationnel, l’expertise sociologique à proprement parler n’a rien à dire de particulier. Son apport c’est dans deux aspects, et c’est là-dessus que d’une certaine manière j’insiste quand je réfléchis sur l’intervention d’un point de vue sociologique. Étant donné ce que c’est que le changement dirigé, l’apport du sociologue c’est de nourrir la formulation de la stratégie de changement. C’est-à-dire d’établir le lien entre le prescripteur et le terrain, en se faisant le porte-parole du terrain, ce qui veut dire que dans un premier temps, il faut qu’il se constitue la connaissance empiri­que de ce système d’acteurs. Qu’il en connaisse les articulations, les équilibres de pouvoir, les stratégies des individus et des grou­pes qui le composent, et la dynamique d’ensemble de tout ça. Et ça c’est son premier travail, le plus important d’une certaine manière. Et une fois qu’on a ça, il y a un deuxième rôle qui est celui du transfert de cette connaissance vers les utilisateurs. C’est donc la première chose dans la conception sociologique de l’intervention, c’est que l’intervenant n’est pas le décideur, il a donc à tra­vailler sur la manière de raisonner des décideurs. Et l’intervenant est doublé toujours d’un homme d’action éclairé qui va pouvoir re­prendre cette analyse et la transformer en un diagnostic et en une action de changement, c’est-à-dire en une mobilisation d’autres acteurs. Parce qu’aucun changement n’est mis en oeuvre mécanique, ça ne marche que si on arrive à mobiliser d’autres acteurs, à les inté­resser à la démarche et donc à créer une dynamique sociale.

Le premier rôle dans une intervention c’est faire en sorte de créer un langage commun, de renvoyer un miroir pour que tout le monde voit la même image.

Il y a peut-être en amont quelque chose. Apporter la connaissance ça veut dire quoi? Ça a un certain nombre de conséquences implicites et qui sont très importantes. La première c’est que quand un sociologue se pose un problème il se le pose en termes globaux, et jamais en termes partiels. Ce qui donne naturellement à son intervention très souvent plus de profondeur que n’en aurait une intervention simple­ment sur telle fonction, parce qu’il refuse de raisonner en termes de fonctions partielles. Il raisonne et il doit raisonner… il ne peut pas raisonner autrement qu’en termes d’acteurs qui sont des acteurs complets et qui se jouent de toutes ces segmentations orga­nisationnelles dans leur action. Donc il faut les prendre dans leur globalité. Et on ne comprend pas leur manière de fonctionner si on ne fait pas ça. Un deuxième aspect, tout aussi important, apporter de la connaissance ça veut dire se mettre à l’écoute du terrain, ce qui veut dire sortir de la discussion entre prescripteurs, pour faire rentrer dans le processus les contraintes du terrain telles qu’elles ressortent à travers l’analyse sociologique. C’est aussi se mettre à l’écoute, à travers des entretiens, on ne produit pas cette connaissance de n’importe quelle façon. Ça prend du temps et ça fait monter des données du terrain et donc de la pratique vers les pres­cripteurs (les décideurs: ceux qui pensent la nouvelle organisation, ceux qui veulent faire quelque chose et qui vont concevoir), et c’est même le rôle essentiel du prescripteur.

À présent, dans les grandes lignes, une fois ce diagnostic fait, le miroir renvoyé à tout le monde pour que tout le monde s’entende sur un même langage, pouvez-vous tracer dans les grandes lignes ce que vous avez accompli. Il y a eu trois étapes.

C’est d’une certaine manière là on est dans un petit modèle d’inter­vention mais qui reste pour des raisons évidentes extrêmement vague quant à son contenu précis. Mais les phases sont simples. Première­ment, produire une connaissance, ce qui veut dire faire son rôle de sociologue en se séparant du système de décision. On reçoit la per­mission d’aller en quêter et puis ensuite on enquête, comme on ferait dans n’importe quelle autre situation de recherche sociologi­que. Une fois qu’on a le produit, il y a une deuxième phase qui est la phase de l’élaboration du diagnostic et l’établissement d’un premier espace public où il puisse y avoir délibération. Et ça se passe selon différentes manières, mais pour l’essentiel ça va être l’entrepreneur social du changement – qui est l’interlocuteur en l’occurrence – c’est-à-dire le dirigeant qui a pris l’initiative de toute l’opération, plus les personnes qu’il voudra bien inclure, et bien évidemment le périmètre des gens qui participent à ce premier processus de restitution, de mise en commun d’une vision du problème et de l’élaboration d’un diagnostic commun, est un point central, où déjà il y a un premier travail qui se fait de diffusion, et cette diffusion se fera bien évidemment toujours accompagnée indirectement par une action de formation, parce que l’impact de la connaissance il se fait à travers un revirement cognitif. Quand vous apportez une connaissance, vous n’apportez pas des scoops mais vous apportez à un ensemble de personnes une vision d’ensemble qu’il connaissait dans les composants, mais qu’ils ne voyaient pas dans leur ensemble. Et vous les mettez devant la nécessité de rendre compte de l’ensemble de ces faits en même temps. Ce qui les oblige à sortir de leur rai­sonnement habituel: je prends un fait, je l’explique, j’en prends un autre, je l’explique, et ne jamais se préoccuper de la cohérence de ces différentes explications. Et c’est par là que vous faites comprendre ce que c’est qu’un système, ce que c’est qu’une dynamique propre d’un ensemble d’acteurs qui interagissent, et vous faites aussi comprendre et prendre conscience du processus réel du processus qu’il va falloir enclencher si on veut que ça change. Une fois que vous avez atteint ça, il reste une troisième étape qui est la mobi­lisation du système, ou du moins d’une partie, la création de relais qui vont pouvoir porter l’action, et quel meilleur moyen pour ça que de demander aux gens d’élaborer eux-mêmes leur projet. Et c’est là où entre dans la définition du changement pour un sociologue la nécessaire participation. Mais, plutôt que parler de participation, moi je préfère parler de mobilisation. Parce que cette participation ce n’est pas un cadeau qu’on fait mais c’est une exigence qu’on pose. Et dans laquelle on demande aux gens de se mobiliser au ser­vice d’un projet de changement, qu’on n’a pas défini dans les dé­tails, mais dont on a simplement déterminé les grandes lignes. Et on leur demande de spécifier le contenu, et on leur demande d’autant plus que ce sont finalement eux et non pas le sociologue qui sont les spécialistes. Et on peut simplement les assister. Et c’est à travers ce troisième processus que vous créez un groupe de personnes qui ont un intérêt et une conviction commune au service de quelque chose qu’ils ont élaboré. Si ensuite vous leur donnez, en mettant en place le moyen de mettre en oeuvre ce qu’ils ont pensé, vous avez alors à la fois des gens volontaires et qui n’ont pas d’abord à s’approprier quelque chose qui a été conçu en dehors d’eux.

Comment ces groupes étant constitués le sociologue s’y prend-il pour gérer ces groupes?

La première chose c’est déjà la constitution de ce groupe. Parce qu’il y a plusieurs logiques qui peuvent paraitre intéressante. La première ce pourrait être la représentativité. Ce n’est pas celle-là. Ce que vous cherchez, c’est un groupe suffisamment légi­time pour pouvoir s’imposer face aux grandes expertises de l’entre­prise, mais en même temps suffisamment original, iconoclaste, pour pouvoir opérer des ruptures. Donc le choix des membres c’est un choix intuitu personae, en fonction de ce que l’on sait des person­nes, de leur capacité critique, de leur légitimité dans l’entre­prise, et on va constituer un groupe qui n’est certainement pas représentatif, dont la représentativité n’est pas le premier souci, en vue de réunir ensemble et de faire travailler ensemble des per­sonnes qui pourront dans un deuxième temps prendre en charge eux-mêmes dans les postes qu’ils auront éventuellement crées, la mise en oeuvre de ce qu’ils auront élaboré. Donc c’est à la fois des gens de potentiel, mais ce que l’on cherche finalement à constituer ou à faire c’est bien de procéder par cascades: dans la phase deux, diagnostic, on a constitué une vision, on a travaillé avec le top si vous voulez, et à travers le premier groupe-projet, donc cette phase-ci, on constitue la couche en dessous et on la travaille pour la constituer et pour lui donner son orientation, qu’il se donne lui-même son orientation. Et là, ce qu’apporte d’original le socio­logue à l’animation d’un tel groupe-projet, je crois que c’est la méthode d’enquête. En tout cas c’est comme ça que je procède la plupart du temps, quand j’ai à gérer un groupe-projet, la première chose que nous avons fait, c’est que nous leur avons demandé de se mettre à l’écoute du terrain, encore une fois. D’être des sociolo­gues et nous leur avons donné la formation qu’il fallait, et on les a mis à l’écoute du terrain en leur demandant d’aller mener des entretiens et de ramener eux-mêmes, d’élaborer eux-mêmes des diagnostics de la situation. Donc, de nouveau, l’insistance a été, non pas la discussion sur les objectifs – alors ils piaffaient –, on leur a dit: vous ne connaissez pas le système, donc retour sur le terrain, mettez-vous à l’écoute de ce qui se passe réellement. Ils en ont ramené une foule de choses qu’ils ne connaissaient pas, ils ont découvert le terrain alors qu’ils étaient cadres dans cette entre­prise, et cette phase a été le ciment qui a permis de dépasser les guerres de religion qui existaient dans cette entreprise entre les solutions que les uns et les autres préconisaient, et à finalement permis une gestion dynamique de ce groupe qui a pu se mettre d’ac­cord sur une formule très novatrice dans le cadre de cette entre­prise, très en rupture avec les pratiques anciennes, de manière consensuelle. Et l’élément essentiel de cette dynamique de groupe qui s’est instituée, c’est le principe de réalité que nous avions réussi à lui imposer à travers ce recours au terrain.

Les entreprises qui ont le réflexe de trouver des solutions ne semblent pas faire volontiers appel à des sociologues. Quelles sont les difficultés pour vous de proposer des analy­ses sociologiques?

Les difficultés sont que les entreprises sont toujours pressées. Et quand ils sont devant une difficulté ils reculent et ils font tou­jours ça au dernier moment. Et ils viennent donc vous voir pour avoir une analyse pour hier d’une certaine manière. Cette urgence est souvent surestimée, et quand on arrive à convaincre que finale­ment il faut d’abord passer par une phase de connaissance du terrain et de production de cette connaissance pour pouvoir ajuster justement le diagnostic et la thérapeutique, vous vous rendez compte que quand vous apportez cette connaissance que les décideurs ne sont plus du tout pressés. Et traînent plus souvent le pied, et c’est vous-mêmes le sociologue qui devenez l’élément pressant. Il y a donc cet aspect-là. Et puis il y a bien sûr l’aspect: comment sensibiliser les dirigeants à ce genre de démarche. Là je crois qu’il faut le dire comme c’est, c’est par la diffusion d’un mode de raisonnement qu’on y parvient peu à peu. La diffusion d’un mode de raisonnement par la sensibilisation à un mode de raisonnement qui se fait à travers de la formation initiale et surtout en cours de carrière où on peut avoir un impact – ça a été le cas dans l’entreprise dont je parle dans le livre où les dirigeants qui ont fait appel à moi dans un deuxième temps avaient suivi des séminaires de formation au raison­nement sociologique et à la manière d’emmancher les choses dans la perspective sociologique. Et, s’ajoute à ça bien évidemment qu’ils étaient dans une situation vraiment difficile, mais ça ils l’étaient depuis des années. Le réflexe de faire appel au sociologue n’est venue que parce qu’ils avaient la connaissance de ça, et qu’un de ces dirigeants qui a pris la fonction dans l’entreprise que nous avons restructurée, avait auparavant en contact avec moi depuis environ un an puisqu’on avait organisé des stages de formation en­semble, et lui-même les avait suivis et donc on se connaissait.

Pourquoi pensez-vous que l’approche sociologique peut mieux rendre compte du problème conception-exécution qui est le peut-être le problème clé, qu’une approche par exemple tech­nique?

Là on peut dire beaucoup de choses, mais la première c’est que la perspective sociologique est plus apte qu’une perspective technique à réfléchir et à guider une action de changement tout simplement parce qu’elle est plus complète. Une perspective sociologique n’ex­clut pas la technique, elle regarde la technique à travers le sys­tème humain qui la fait vivre, alors que la technique elle ne re­garde que les outils. Donc une perspective sociologique n’est pas à opposer à une perspective technique, c’est une autre manière de travailler, avec la technique, avec l’économie, d’intégrer toutes les contraintes et de regarder concrètement sur le terrain comment ces contraintes sont gérées. Ca c’est un premier élément de la ré­ponse. On peut ajouter, deuxième élément, que si on est d’accord que le problème fondamental dans une organisation c’est le rapport entre la théorie et la pratique, entre la prescription et la pratique, le problème fondamental du management devient de gérer un écart, parce que il y a toujours un écart, il se crée toujours un écart entre tout ce qui est expression de la volonté managériale, c’est-à-dire son discours, sa stratégie, les structures, les procédures formel­les, d’un côté, et ce que nous appelons le management clandestin ou les pratiques profondes, de l’autre. Comment gérer cet écart? C’est un problème fondamental. Il y a plusieurs manières de la faire, mais ils reviennent toujours à essayer de faire remonter et d’organiser cette remontée, du terrain vers les prescripteurs. Et là-dedans le sociologue a un rôle à jouer parce qu’il est par nature le porte-parole du terrain, des pratiques et des structures profondes. Il n’a que ça à faire vivre, à représenter, et c’est en ça qu’il est un partenaire pour un manager.

Ce que vous faites c’est de l’intervention, mais pas de la recherche-intervention.

C’est de l’intervention que je conçois comme quelque chose qui est à la fois de la recherche dans une première phase, et puis de l’inter­vention dans une deuxième phase. Et à mon sens je sépare bien les deux au sens où dans une intervention il y a une phase recherche où je me sens sociologue, et puis une phase intervention où je cesse d’être sociologue pur parce que ça ne veut plus rien dire: on de­vient formateur, on devient animateur, moniteur, etc., prescripteur ou au moins celui qui met en place une autre manière de prescrire. Et celui qui met en place, ce qui fait tellement défaut dans les organisations, des processus de délibération: organiser, encadrer mais délibération quand même.