15 mai 2024
La crise de l'intelligence

Le cas SNCF

Interview de Michel Crozier (2nde partie) paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, supplément hebdomadaire “Le Jeudi économique”, 1996.

Perspective:

Cet interview de Michel Crozier fait suite à un premier interview intitulé L’apprentissage du changement [disponible sur ce site]. Il s’agit ici de la mise en application de ses concepts à travers une intervention.

Fondateur de l’école française de sociologie des organisations, Michel Crozier est l’auteur de nombreux ouvrages parmi les plus récents desquels on mentionnera: L’entreprise à l’écoute: apprendre le management post-industriel (InterÉditions 1989; Seuil 1994 pour l’éd. de po­che), et La crise de l’intelligence: essai sur l’impuis­sance des élites à se réformer (InterÉditions, 1995). Le cas exposé ci-après et le modèle d’intervention préconisé renvoient aux chapi­tres 6 et 7 de La crise de l’intelligence.

Pour Michel Crozier, le changement doit être appréhendé par des “hommes-problèmes” qui vont aider à l’émergence de solutions, plutôt que par des “Messieurs-solutions” qui répondent aux problèmes plus vite que leur ombre! Reposant sur l’écoute, sa méthode d’interven­tion est largement basé sur des entretiens permettant la formulation d’un diagnostic. Le travail qu’il a effectué à la SNCF en 1987 et 1988 peut être considéré comme un cas exemplaire dans la mesure où il a pu aller jusqu’au bout de la mise en oeuvre sur le terrain de ses idées, et vérifier leur résultat une fois l’intervention achevée.

Interview:

(Michel Crozier) J’ai souvent constaté que les changements habi­tuellement pré­conisés par les directions dans une perspective de gestion traditionnelle, tout comme les pré­conisations des interve­nants classiques, tendaient à renforcer le système dans ses dysfonc­tions. Tout au contraire, l’analyse sociologique en profondeur, parce qu’elle met l’accent sur la connaissance des réalités humai­nes, permet de faire apparaître des opportunités de change­ment con­sidérables, bien souvent d’ailleurs aux endroits où on ne les attend pas.

Par ailleurs, conscient qu’une analyse de type universitaire prend beaucoup de temps et appa­rait insupportable aux décideurs, je me suis attaché à démontrer qu’il était possible d’aller vite, et que ce faisant il était possible de se servir de la compréhension pour agir avec efficacité et responsabilité. Il me faut ajouter qu’une expérience de 20 années de recherches m’a convaincu que lorsque l’on rend les résultats d’une enquête aux intéressés – c’est-à-dire aux divers acteurs opérationnels, jusqu’à la base –, on a de grandes chances qu’ils changent la compréhension qu’ils ont des problèmes et qu’ils soient conséquemment plus ouverts pour le changement: au­tre­ment dit, plus on les engage dans le travail intellectuel de compré­hension, plus on a de chance de découvrir des opportunités et d’ob­tenir un consensus pour les exploiter.

Cela dit, il reste que la difficulté d’une telle démarche, sociolo­gique en l’occurrence, réside dans le fait que les décideurs ne sont pas prêts à faire l’investissement nécessaire. Pressés par le court-terme, ils ne se rendent pas toujours compte que travailler beaucoup avant d’agir, tra­vailler pour une compréhension en profon­deur du système de rapports humains, est non seulement possible mais encore extrêmement payant.

Pour en venir au cas-SNCF, disons sans ambages que c’est celui d’une catastrophe. Nous arri­vons après la catastrophe parce que le Direc­teur Général – et d’autres dirigeants de la société avec lui – au temps de la grande grève des cheminots de l’hiver 86-87, a absolu­ment voulu comprendre ce qui s’était passé, pourquoi il avait échoué et pourquoi ce qu’il considérait comme une catastrophe pour l’entre­prise à laquelle il était particulièrement dévoué – y ayant passé toute sa carrière – avait pu avoir lieu. Il a donc demandé et obtenu l’accord du gouver­nement pour un audit dont j’ai été chargé avec Jacques Lesourne et Jean-Léon Donnadieu. Mes collègues ont accepté mes idées, et avec l’aide de J. Lesourne qui jouissait déjà d’un très grand crédit auprès de milieux de type services publics, nous nous sommes vus confier la mission d’audit.

Le choix de la “traction”.

Il y a de nombreux problèmes dans une très grande entreprise, aussi avons-nous choisi le plus aigu, à savoir celui du fonctionnement du système qu’on appelle la “traction”, c’est-à-dire le système qui gouverne les vingt mille conducteurs, agents de maîtrise et cadres qui font rouler les trains d’un bout à l’autre du pays. Ce système n’est pas nécessairement celui qui marche le plus mal, mais c’est celui qui est en première ligne quand il y a une grève. C’est de la réponse des agents de la “traction” que va dépendre le succès de la grève et le type de rapports qui s’établira dans l’entreprise. Ainsi, nous avons travaillé sur toute le SNCF, mais nous avons choisi de commencer par la “traction” parce que c’était le problème le plus aigu et que nous pensions à juste titre que si nous réussis­sions là, notre crédit n’en serait que plus fort pour entamer la réforme du management qui est probablement le problème essentiel.

Il me faut préciser, avant de mettre l’accent sur la méthode, que l’étude nécessaire à la réforme a été effectuée, mais qu’entre-temps le Président de la SNCF a été renvoyé par le Président de la Répu­blique qui a nommé un homme à lui, un politique n’ayant aucun inté­rêt dans la ré­forme et qui l’a donc arrêtée. En revanche, les res­ponsables de la “traction” qui eux avaient participé directement au travail d’audit et étaient profondément convaincus de son bien-fondé, ont pu organiser une transformation considérable de toute leur organisation à partir de notre analyse et de nos conseils, et les ont mises en oeuvre.

Quatre étapes.

Dans une première étape, tirant parti du fait que la “traction” est un système homogène dont toutes les unités sont semblables, nous avons choisi de prendre cinq “dépôts” – petits sous-ensembles qui sont en fait les unités de base – sur une centaine en tout. Nous avons choisi les deux dépôts considérés par tout le monde comme les plus durs, deux dépôts moyens, et un dépôt où la grève paraissait avoir été plus tranquille. En tout, nous avons effectué 85 entre­tiens approfondis de conducteurs et nous avons en outre largement parlé avec tous leurs ca­dres – chefs de dépôt et cadres intermédiai­res –, et à leurs représentants syndicaux. Nous avons interviewé les conducteurs à partir d’un guide d’entretien très ouvert, dans lequel nous leur donnions la possibilité de s’exprimer aussi librement qu’ils le voulaient, sans préjuger de leurs réponses, et surtout, sans les forcer à prendre des attitudes tranchées. Quoique les ca­dres avaient eu très peur au début, cela s’est remarquablement bien passé.

Deuxième étape: l’analyse. Nous avions analysé aussi rapidement que soigneusement les pro­tocoles des 85 entretiens, accordant une grande attention aux résumés que nous avons fait de cette analyse que je qualifie de sociologique: il s’agissait en effet d’une description et non pas d’une interprétation – naturellement, il n’y avait aucune amorce de recommandation. Il nous a fallu trois semaines pour rédi­ger les neuf pages, intitulées Quand les conducteurs parlent, ils disent, résumant nos entretiens. Ces pages, nous les avons présen­tées aux divers protagonis­tes, leur demandant en quelque sorte: est-ce bien cela que vous avez dit? Le succès a été total.

Il faut bien se rendre compte que ce que nous avons sorti dans ces neuf pages était complète­ment différent de ce qui ressortait des comptes rendus très nombreux réalisés par l’encadre­ment, des protoco­les des rencontres syndicats-direction et même des enquêtes par sondage qui avaient pu être faites. Bien que ces résultats aient porté sur des choses très diverses, l’as­pect central renvoyait à la fois aux difficultés rencontrées par les conducteurs de train avec la hiérarchie, et au problème de l’organisation du travail, ces deux problèmes étant inextrica­blement liés. L’organisation du travail se résumait au fond à ceci: on ne discute pas.

La troisième étape est le passage à la connaissance publique de cette situation et surtout de la façon dont les opérationnels de base la vivent. Nous avons demandé à la direction de la SNCF de rendre ces résultats publics. Cela a pris deux mois car la direction était très anxieuse comme si révéler ce que disaient les conducteurs revenait à dire Le Roi est nu. Après deux mois, tout a pu s’organi­ser en fin de compte en une journée et demi. Nous avons d’abord fait travailler les 250 cadres toute une journée sur les neuf pages – tout s’est fort bien passé –, et le lendemain matin, une seconde présenta­tion a été faite devant les syndicats qui, s’ils n’ont pas manifesté un très grand enthousiasme, n’ont cependant contesté aucun des points qui ont été présentés.

Nous avions insisté pour que ces points de description ne soient pas assortis de prescriptions. Nos interlocuteurs de la direction vou­laient absolument répondre aux problèmes posés, tan­dis que nous leur disions que l’important était de montrer qu’ils avaient compris et qu’ils ré­flé­chissaient.

La quatrième étape est celle de l’action, celle-ci ayant bénéficié du fait que le directeur du dé­partement de la traction – 20000 con­ducteurs – qui prenait ses fonctions en 1988 était proche de l’en­quête, et qu’il a été remplacé au bout de quelques mois par une personne qui avait été lui-même membre de non-délibérant du groupe d’audit, y avait donc participé très activement et en avait intério­risé, à la fois les principes, la méthode et surtout le mode de raisonnement. Une fois responsable, il a poursuivi avec détermina­tion et patience la mise en oeuvre de l’audit.

Mise en oeuvre.

La mise en oeuvre a comporté les points suivants.

Des mesures ont tout de suite été prises, comme des signaux forts. Sans être centrales, elles étaient cependant suffisamment importan­tes pour montrer qu’on agissait: investissements dans le confort des conducteurs, assouplissement des contraintes psycho-techniques, etc.

Deuxièmement, de manière plus importante, une transformation a été entreprise sur deux ans, aboutissant à une réforme de structure supprimant deux échelons hiérarchiques – l’un au niveau national et l’autre au niveau régional – qui étaient des échelons fonctionnels ayant un rôle de fait opérationnel. Cela, avec l’objectif de donner beaucoup plus de responsabilité et d’auto­nomie au niveau de l’éta­blissement – unité au-dessus du dépôt –, et de permettre au “patron” dudit établissement de pouvoir se conduire comme un chef d’entre­prise, en ayant notamment un rôle fort vis-à-vis des personnels.

Ceci correspondait à un des points que nous avons discutés fortement et pour lequel nous avons fait des recommandations dans la phase ultérieure d’accompagnement de la réforme. Le raisonnement était en quelque sorte le suivant: pour pouvoir changer les rapports à la base, il faut changer les rapports au-dessus de la base dans une perspective de fonctionnement d’un système. Il n’est guère possible de tenter de trouver un meilleur type de relations avec les con­duc­teurs pour les engager dans la réforme, si l’encadrement et le mana­gement ne changent pas. Nous avons donc changé l’encadrement avec conséquence sur le rôle du mana­gement de la “traction”.

Le troisième point, également très important, renvoyait au change­ment de climat des rela­tions entre la direction de la traction d’une part, et l’ensemble des unités et des chemi­nots-conducteurs d’autre part. Cet effort considérable a été accompli par notre partenaire, membre de l’audit, dont j’ai parlé. Cette personne avait intériorisé de façon extrêmement forte le raisonnement de l’écoute, l’a fait sienne dans son travail de responsable avec une très grande persévé­rance. Il a réussi à créer un climat de confiance qui s’est marqué par le fait que chaque fois qu’un incident ou un accident peut arri­ver auquel est mêlé un conducteur, celui-ci est invité à dire ce qu’il en pense, sans obligation de le faire toutefois. Le succès de ce climat de confiance s’est traduit par le fait que les conducteurs prirent coutume d’écrire leurs points de vue en hommes responsables et fiers de l’être. Au bout de trois années, on recevait cent mille communications de conducteurs par an.

Enfin, dernier point, la psycho-technique qui avait une longue histoire était devenue au fil du temps, à cause de l’organisation, la terreur des conducteurs s’est transformée, et sa place a été changée.