14 mai 2024
Barbarie douce

Précis de recomposition

À propos des ouvrages Au-delà de l’emploi (rapport pour la commission européenne: Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe), Alain Supiot (dir.), Flammarion, 1999, 320 pages, et La barbarie douce: la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Jean-Pierre Le Goff, La Découverte, 128 pages.

Compte-rendu paru dans les pages Carrière du journal Le Temps, rubrique Le livre de la semaine, le 7 mai 1999.

Les deux ouvrages présentés ici ont un point commun: leurs auteurs défendent, chacun dans des styles différents, l’idée d’une réhabilitation du politique. L’ouvrage dirigé par Alain Supiot tranche avec les piètres discours des thuriféraires de la nouvelle donne économique qui, en bons chiens de garde de l’ordre établi, défendent mordicus les soi-disant bienfaits d’un nouveau «contrat psychologique» entre employeurs et employés – où ces derniers devraient être reconnaissants de se voir délestés de droits durement conquis au fil du temps. Ainsi, autour de Supiot, des experts pensent les questions liées à l’emploi en combattant l’idéologie de la flexibilité – dont on sait, soit dit en passant, qu’elle concerne tout le monde excepté ceux qui la promeuvent: cyniques en plus! L’enjeu du livre consiste à situer les débats dans une perspective démocratique et ce n’est pas là son moindre intérêt. Le fil rouge de l’argumentation des auteurs revient à pointer un danger, le recentrage exclusif sur l’entreprise, et à proposer la réintroduction dans le jeu de l’emploi des pouvoirs publics et des syndicats. Une analyse fine et rigoureuse. Après Le mythe de l’entreprise: critique de l’idéologie managériale (1992) et Les illusions du management: pour le retour du bon sens (1996), voici le troisième ouvrage du triptyque de Jean-Pierre Le Goff. Dans La barbarie douce, celui-ci s’attaque à l’insistante managérialisation de tous les secteurs de la vie en société. «Au sein des entreprises et des administrations, dans les secteurs de la santé comme de l’enseignement, écrit-il, les campagnes de communication et de mobilisation se succèdent, afin que chacun comprenne bien le «sens» des réformes et devienne «acteur de changement»… Quand le discours des politiques tend à s’aligner sur des formules managériales, sous prétexte de prendre en compte les évolutions, on peut s’inquiéter à juste titre de l’état d’un certain nombre d’institutions.» Ainsi, selon Le Goff, «quand les mots perdent leur signification, quand tout peut être dit et son contraire dans une sorte de tourbillon de la communication, le terrain est propice à toutes les manipulations», et une sorte de barbarie, douce, s’installe. L’auteur procède en deux temps: il s’attache dans une première partie à analyser les outils de management, puis il cherche dans une seconde partie à mettre au jour la généalogie de cette barbarie douce qui a partie liée avec le libéralisme économique et avec une gauche moderniste. Une analyse salutaire et un appel à la résistance.