14 mai 2024
L'expert et le système

Pourquoi philosophie et management?

Interview d’Armand Hatchuel paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Armand Hatchuel est professeur “Option Ingénierie de la Conception”, École des Mines de Paris; Directeur-adjoint du Centre de gestion scientifique (CSG).

Chercheur et directeur adjoint du Centre de gestion scientifique de l’École des Mines de Paris, Armand Hatchuel est auteur de nombreux articles. Il a notamment publié avec Bernard Veil L’expert et le système (Économica 1992) dont la parution anglaise est parue en 1995 chez Walter de Gruyter: les auteurs y analysent la manière dont se construisent les savoirs des experts dans le monde industriel. Pour Hatchuel, cette question est une des plus importantes que rencontrent les entreprises face à des bouleversements au moins aussi importants que la mutation industrielle du siècle dernier.

Depuis ses premiers travaux, Armand Hatchuel développe une vision de l’entreprise qui relie la dynamique des savoirs à la nature des relations qu’entretiennent les acteurs de la firme. Il mêle ainsi les regards de l’ingénieur et celui du chercheur en sciences sociales. Condition favorable, selon lui, à une pensée gestionnaire non mutilée et méthodologiquement capable de travailler, sur le terrain, à l’évolution des démarches de la conception industrielle. La rencontre avec l’Histoire industrielle, qu’il a introduit dans ses enseignements, est venue naturellement. Elle lui permet aujourd’hui d’étudier l’entreprise contemporaine dans un cadre théorique et historique renouvelé.

Interview:

Management et philosophie: vous semble-t-il pertinent d’associer ces deux termes?

Absolument. Il suffit de remarquer que ce que nous appelons “management” se construit nécessairement autour de deux grandes questions: qu’est-ce qu’une action rationnelle, efficace, utile…? Qu’est-ce qu’un gouvernement de la firme rationnel, efficace, légitime? Or ces deux questions appartiennent de plein droit à la tradition philosophique. Ce que l’on a pris l’habitude d’appeler “management” ne fait que reprendre ces questions anciennes dans les collectifs humains très particuliers que forment les entreprises depuis deux siècles. On peut donc sans difficulté confronter les pensées managériales aux traditions philosophiques dont elles sont issues, ou qu’elles reformulent implicitement, sans toujours s’interroger véritablement sur ces présupposés. À vrai dire, ce qui peut étonner, c’est qu’on ne l’ait pas fait plus souvent parmi les spécialistes de ces questions.

On peut repérer des enjeux philosophiques chez des auteurs comme Chester Barnard (The Functions of Executive, 1938) ou chez Herbert Simon (Administrative Behavior, 1947). En se fondant sur les principes de Frederik Taylor, est-il possible de relier les termes philosophie et management?

Vous m’invitez à aborder l’œuvre de Taylor sous un angle peu connu mais je crois légitime et nécessaire. Indiscutablement l’oeuvre de Taylor et le taylorisme constituent un problème théorique et historique incontournable. Toute la sociologie du travail ou presque, toute la pensée gestionnaire contemporaine se sont construites avec, ou contre, le taylorisme. Le taylorisme est donc à la fois un repoussoir et un attracteur, et je crois qu’il révèle de ce fait un point aveugle de la pensée sur les organisations. Si je suis attaché à relire Taylor à partir d’un examen attentif de la réalité industrielle de son temps, c’est parce que je me suis aperçu que le taylorisme fait irruption à la fin du XIXè siècle en posant, sur la scène industrielle, le problème fondamental des sources du savoir légitime dans un groupe social. La question que Taylor a le mérite de poser est universelle, même si la réponse qu’il lui donne est discutable et datée. Cette question est: quelles sont les limites de la négociation politique et marchande dans la conduite de la société? Pour le montrer, il faut revenir aux sources du taylorisme: c’est-à-dire à la crise des salaires aux pièces dans l’industrie américaine vers 1890. La position taylorienne est incompréhensible sans cette donnée historique. Ce qui met en mouvement Taylor, c’est la contestation d’une méthode de gouvernement industriel qui se limite à marchander le prix des pièces avec les ouvriers. Dans cette méthode, le temps de travail n’est pas un objet de connaissance légitime, mais le simple résultat du rapport de forces entre deux groupes aux intérêts divergents et aux atouts déséquilibrés. Taylor prend le contre-pied de cette thèse en affirmant que l’action rationnelle dans le travail, le bon gouvernement industriel ne peuvent se réduire à cette foire d’empoigne.

Quelle est donc la question de type philosophique?

Dans toute société humaine il y a un débat fondamental qui est celui de l’accord acceptable et de la bonne négociation pour y parvenir. Il y a aussi un deuxième débat qui est celui de la vérité qui fonde cet accord. À quoi nous servirait de nous accorder sur une erreur qui nous met en danger ou qui nous empêcherait de progresser? Dans l’entreprise que découvre Taylor, le bon régime de l’accord, et le bon régime de la vérité sont identiques, c’est celui de la négociation marchande; le bon ordre commercial c’est celui dans lequel chacun se bat pour ses intérêts et ce combat est aussi producteur des seules vérités valables. Car, le rapport entre employeurs et ouvriers, donc la nature de la firme, sont totalement calqués sur un rapport marchand. L’ouvrier est un entrepreneur que l’on stimule par des primes et qui doit défendre ses prix, l’employeur est un marchand qui achète ses pièces à l’ouvrier et doit faire pression sur les prix. La position taylorienne s’inscrit dans une toute autre philosophie sociale. Elle postule que pour que toute négociation fonctionne il faut qu’elle soit encadrée par des experts, donc par une source de savoir plus légitime qui en assure la régulation et surtout qui restitue au collectif sa capacité créatrice en empêchant l’impasse de l’affrontement des intérêts.

Mon interprétation du taylorisme s’appuie sur des textes que la plupart des doctorants en gestion ou en sociologie, hélas, ne connaissent même pas tant l’enseignement est indigent sur ce point. Mais l’Histoire est ici ma meilleure alliée. Car le taylorisme n’a fait en pratique que renforcer dans les entreprises le mouvement séculaire de multiplication des experts, planificateurs, organisateurs et fonctionnels. L’histoire du taylorisme nous renvoie donc à la vieille question de la place des experts dans la société démocratique et marchande. Si tout est “politique”, ou si tout est “marchandise”, alors les experts n’ont pas de place: mais alors qui produira de nouvelles connaissances? Qui empêchera l’erreur de l’emporter? À l’inverse, comment construire l’expert, comment éviter qu’il ne confisque la liberté relative mais réelle qu’offre la négociation marchande? La thèse taylorienne est que le second risque est beaucoup moins dangereux que dans le premier, et que dans le contexte d’action de l’entreprise industrielle le choix est facilement fait. Thèse discutable, mais convenons que le débat philosophique sous-jacent n’a pas une ride et que bien des organisations non industrielles (justice, médecine…) peuvent se sentir concernées. En ne voyant pas que, derrière le folklore technique des chronométrages et de l’OST, le taylorisme posait le problème de la production du savoir légitime dans la société, nous avons mal compris la dynamique industrielle et les transformations de la société moderne.

Quelles sont les conséquences de ce type de réflexion pour vous, en tant que chercheur?

Dans mon travail de recherche, ces analyses m’ont conduit à essayer de comprendre les transformations des entreprises contemporaines, et disons depuis un siècle, à partir des changements du mode de production de l’expertise légitime dans la firme. J’ai évoqué la montée continue des experts, montée peut-être en crise aujourd’hui, mais bien réelle pendant une longue période: les firmes ont dû multiplier ce que j’appelle les “prescripteurs” de l’action efficace et légitime: spécialistes techniques, marketing, ressources humaines, communication, juristes, logisticiens, etc. De ce fait, l’entreprise tend à se penser idéalement soit comme un collectif d’entrepreneurs, soit comme un collectif d’experts. Avec de grandes difficultés à relier ces deux représentations. Mais ne peut-on pas dire la même chose de la société? Comment ne pas s’interroger sur le mode de légitimation des savoirs dans la société? Cette question traverse aussi bien l’État, l’entreprise et, évidemment le système éducatif lui-même. Pour aller au-delà de la question, et c’est un des sens des recherches que nous menons sur les processus de conception industrielle, il faut prêter attention à la variété souvent sous-estimée des formes de l’expertise légitime et reconnaître que tout champ d’expertise se construit en interdépendance avec d’autres. Il faut aussi se méfier des hiérarchies injustifiées entre formes des savoirs (manuel et intellectuel, technique/non technique) et réfléchir à la nature exacte des apprentissages multiples que l’action collective nous impose à tous dans une société où l’ordre marchand est trop synonyme de spécialisation “vendable”. Cette question est aujourd’hui posée dans l’entreprise et la recherche se doit de l’explorer. En suivant de telles perspectives on peut échapper à la vulgate du “management” et redonner à la théorie de l’entreprise des sources philosophiques qu’elle n’a aucune raison d’oublier; mais qu’elle est aussi tenue de renouveler pour traiter les questions inédites de l’économie contemporaine.