14 mai 2024
Le prince et le bureaucrate

Management et légitimité

Interview de Romain Laufer paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Romain Laufer est Professeur de marketing, HEC Paris. Ses travaux résultent du souci de concilier une tradition cartésienne où la philosophie joue un rôle dominant et la pratique de l’enseignement du management dominé par le pragmatisme nord-américain. Le lien entre le monde de la théorie et le monde de la pratique est assuré par l’étude des principes qui fondent la légitimité des actions, principes qui permettent de résoudre les conflits auxquels ces actions peuvent donner naissance. Au niveau de la philosophie (philosophie politique, philosophie du Droit et épistémologie), cela le conduit à prendre au sérieux le double pragmatique du philosophe que l’on appelle le sophiste. Au niveau de la pratique, cela le conduit à des travaux sur le marketing et le management public, le marketing des services, la communication institutionnelle, la gestion des risques majeurs. Au niveau des sciences sociales, cela le conduit à voir dans l’étude des liens entre philosophie et management une voie privilégiée vers la pluridisciplinarité que beaucoup appellent de leurs vœux. Pluridisciplinarité nécessaire selon lui, au niveau des principes pour saisir l’ensemble des arguments par lesquels on tente de légitimer les actions, et au niveau pratique par l’étude du management comme ensemble de procédures rhétoriques

Interview:

Qu’est-ce qui vous a amené à lier le thème du management à celui de philosophie?

C’est une circonstance concrète et personnelle, mon expérience d’étudiant à l’école des HEC il y a plus de trente ans. J’étais passionné de philosophie et je me trouvais confronté à un univers qui me semblait très éloigné, celui du management. M’intéressant naturellement à cet écart, j’ai réalisé qu’il s’agissait moins d’une question personnelle que culturelle. L’écart entre la culture lycéenne française de l’époque très marquée par le goût de la théorie, philosophique ou scientifique, et ce que le management pouvait exprimer de la culture américaine et du pragmatisme qui la caractérise. Ce décalage culturel était une réalité suffisamment concrète pour que le gouvernement décide de créer la FNEGE (Fédération nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) dont une des premières actions fut de favoriser l’importation et l’adaptation des méthodes américaines d’enseignement de la gestion en France. C’est dans ce cadre que suis allé faire un PhD à l’Université de Cornell et que j’eus le temps de m’interroger sur la façon de concilier les traditions intellectuelles de la vieille Europe avec le pragmatisme technologique de la jeune Amérique.

J’ai eu par la suite une raison plus pratique de me poser ce genre de questions. Quand on enseignait le marketing en France il y a vingt-cinq ans, on se trouvait en face de deux sortes de critiques. Ceux qui considéraient qu’il s’agissait d’une sorte de non-savoir (on vendait du vent) et ceux qui posaient des questions d’ordre éthique (peut-on vendre n’importe quoi?). Et il y avait ceux qui se posaient les deux types de questions à la fois. Au fond, c’était la question de la légitimité du marketing qui se posait crûment. Là encore il était facile de percevoir la présence d’une dimension culturelle propre à la France dans l’intensité de ces interrogations. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’aujourd’hui encore l’Académie française, gardienne officielle de la langue, se refuse à admettre le mot même de marketing que l’usage a pourtant adopté depuis longtemps.

Cette problématique de la légitimité était centrale dans le livre que vous avez écrit avec A. Burlaud: Management public: gestion et légitimité (Dalloz 1980). Quel en était la thèse?

J’ai d’abord rencontré cette question de la légitimité dans les problèmes culturels posés par l’importation de l’enseignement du marketing. J’ai décidé alors de choisir comme spécialité le management public c’est-à-dire, l’application du management au secteur public. Il s’agissait de confronter le management à ce qu’il y avait de plus lié aux spécificités culturelles de la France: le secteur public. Et d’une certaine manière de mesurer la différence culturelle qui séparait le monde du secteur privé du monde du secteur public. Comme on pouvait s’y attendre, l’introduction de méthodes issues du secteur privé dans le secteur public se heurtait à un rejet très violent, posant de manière concrète et aigüe la question de la légitimité du management.

Le point de départ du livre auquel vous faites allusion était que le développement du management dans le secteur public dépendait autant de questions de principes (liées au fondement de la légitimité de l’action publique) que de questions pratiques (liées à l’efficacité de l’action administrative). C’est ainsi qu’il fallait accorder une grande importance au rôle joué par le Droit dans les fondements de la légitimité de l’action publique, et en particulier à ce que les juristes appellent le critère du droit administratif qui définit la limite entre ce qui doit relever des règles juridiques privées et ce qui doit relever de règles publiques. De 1945/1960 à nos jours, cette période est définie comme étant caractérisée par la “crise du critère du droit administratif”. On comprend ainsi que ce qui jusque là était objet de scandale, le mélange du public et du privé, est désormais devenu inévitable – la crise du critère conduisant à une confusion et à un mélange des éléments publics et privés.

De tout cela, il résulte que le management public ne peut être défini comme le management du secteur public (puisque celui-ci n’est plus défini de façon précise). On peut le définir comme ce que devient le management d’une organisation, qu’elle soit publique ou privée, lorsque celle-ci connait une crise de légitimité, c’est-à-dire lorsque la question de la légitimité de l’organisation est posée explicitement dans l’espace public: le management public ce n’est pas le management du secteur public mais c’est le management face à l’opinion publique, ou encore pour être plus concret, c’est ce que devient le management lorsque la grande presse parle de votre management (qui n’est plus “privé” au sens de “secret”).

Un deuxième ouvrage s’en est suivi: Le prince bureaucrate Machiavel au pays du Marketing, écrit avec Catherine Paradeise (Flammarion 1982). Quel en était la thèse?

Cet ouvrage contient l’exposé du fondement théorique du précédent dans la mesure où il tentait d’établir un lien direct entre management et philosophie et de résoudre ainsi la question de l’écart entre la culture américaine (terre d’élection du management) et la vieille Europe (terre d’élection de la philosophie). Or, ce lien semblait particulièrement facile à établir dans le cas du marketing. Il tenait en une seule phrase: le marketing est la forme moderne (bureaucratique) de la sophistique, la sophistique étant le nom que la tradition donne à l’adversaire de la philosophie. Les dialogues de Platon opposent en effet Socrate aux sophistes. Tandis que celui-là se fait l’avocat de la vérité et du savoir, ceux-ci se font les avocats de l’opinion et de la technique, technique rhétorique sensée permettre à tous ceux qui en auront acquis le maniement (moyennant finance) de réussir dans leurs affaires. Ce lien entre marketing et sophistique permettait à la fois de comprendre pourquoi le marketing était si vivement critiqué et pourquoi il prenait désormais une importance toujours croissante dans tous les domaines de la vie sociale.

Mais, aussi persuasive que soit l’analogie entre la sophistique et le marketing (voir encadré), elle est insuffisante pour établir un lien solide entre philosophie et management: pour cela il faudrait pouvoir rendre compte de ce que deux périodes historiques aussi différentes que la Grèce du Vè siècle avant JC et le temps présent peuvent avoir de commun. L’hypothèse proposée alors est que ce que ces deux périodes ont en commun c’est qu’elles connaissent toutes deux une même conjoncture idéologique caractérisée par une crise du système de légitimité sociale.

Cette notion de “légitimité” renvoie à l’œuvre de Max Weber (sociologue allemand du début du siècle) auquel vous vous référez souvent.

Max Weber énonce l’idée qu’il y a trois sortes d’autorité légitime: elle est soit “charismatique”, soit “traditionnelle”, soit “rationnelle-légale”. Pour lier ces divers types d’autorité légitime aux systèmes de symboles partagés qui caractérise chaque société, on peut passer par la notion de système de légitimité bien formé. Pour définir un tel système, il faut partir d’une description du monde, d’un cosmos, dans laquelle le monde est divisé en deux: un lieu qui est origine du pouvoir légitime et un lieu d’application dudit pouvoir. Une fois cette dichotomie définie, la règle est simple: ce qui est du côté du lieu d’application du pouvoir légitime doit obéir à ce qui est du côté du lieu d’origine du pouvoir légitime. Cela permet de réinterpréter les trois types d’autorité légitime de Weber (voir encadré 2): le “charisme” correspond à la séparation entre le sacré et le profane, le profane devant être soumis au sacré; la “tradition” correspond à la soumission de la nature (telle qu’elle est définie dans la tradition) à la culture; quant au “Rationnel-légal”, il correspond à la soumission de la culture (par exemple l’entrepreneur en tant qu’être culturel) à une nature dont le fonctionnement est supposé conforme à un ensemble de lois connaissables (en l’occurrence des lois de l’économie politique qui sont considérées comme des lois de la nature).

Pour compléter la définition du “système de légitimité bien formé”, il faut ajouter que seul celui qui est doté de “lunettes” adéquates peut voir les dichotomies décrites ci-dessus: la foi permet de voir le sacré, le respect de voir les traditions, et la science de voir la nature en tant qu’elle se conforme à des lois. Dès lors l’idée de crise de légitimité peut être précisée: elle correspond à la confusion des diverses dichotomies définies ci-dessus, confusion qui peut résulter soit de l’évolution des choses, soit de l’évolution des lunettes, soit encore des deux. Dans cette situation de crise, on ne peut plus partir d’un principe (charisme, culture, nature) pour légitimer une action. On est conduit à partir des croyances diverses réparties dans le public et à produire des argumentations conformes à ces croyances. Cette procédure rhétorique correspond à la logique de la sophistique dans la Grèce du Vè siècle avant JC et celle du marketing dans la période actuelle.

Le système de légitimité des États-nations modernes est de type Rationnel-légal caractérisé par la façon dont la science permet de connaître les lois de la nature auxquels les actions doivent être soumises. La soumission des actions aux lois est assurée par l’intermédiaire du droit. De ce point de vue, l’histoire du critère du droit administratif peut être considérée comme définissant “de droit” (et de façon obligatoire puisque “nul n’est censé ignorer la loi”) l’histoire du système de légitimité Rationnel-légal. La crise du critère correspond à la crise du système de légitimité Rationnel-légal et à la confusion de la nature et de la culture, c’est-à-dire à l’émergence du monde de l’artificiel (l’artificiel n’étant rien d’autre que le nom de ce qui est à la fois “naturel” et “culturel”).

Au niveau des lois de marché, cela correspond à la généralisation des conditions de la concurrence imparfaite: se multiplie le nombre des entreprises qui deviennent si grandes par rapport au marché (censé fixer seul les prix et les quantités offertes) qu’on ne peut plus les considérer comme soumises à ses lois. Désormais, on suppose que leur pouvoir par rapport au marché est tel que c’est la “main visible des managers” (culturels) qui manipulent les marchés. En particulier en créant des “besoins artificiels”. On reconnait là les critiques faites au marketing auxquelles se joint le fait que les “lunettes” de la science deviennent “science de l’artificiel”, c’est-à-dire selon Herbert Simon “sciences des systèmes” qui est plutôt un art, une technique (on dira volontiers une techno-science): l’art de la simulation dont la valeur tient tout entière dans l’opinion de ceux qui ont à en juger et à décider s’ils considèrent ce modèle “satisfaisant”. La confusion de la nature et de la culture et de l’analyse du système correspond également au souci de l'”environnement” (mot qui appartient au vocabulaire de la systémique) et à la protestation écologiste qui semble dire aux entreprises: non seulement vous n’êtes pas soumis à la nature, mais vous la détruisez.

On voit bien comment dans ce contexte il y a en quelque sorte une théorie de la communication: dans une société complexe il est nécessaire qu’il y ait un certain nombre de “symboles partagés” extrêmement simples, car c’est sur la base de ces symboles partagés extrêmement simples que l’on peut espérer résoudre les conflits qui peuvent surgir entre les acteurs sociaux ou économiques. Cette idée de symboles simples que l’on trouve chez les sociologues –Parsons par exemple – permet de faire l’hypothèse que ces quelques systèmes de légitimité symboliques peuvent jouer des rôles déterminants, et en quelque sorte être des matrices qui déterminent nos jugements sur les choses.

Les principaux reprochent auxquels se heurtent les sophistes et les hommes de marketing:

. ils affirment le primat de l’opinion sur la vérité, en ce sens ils s’opposent aux philosophes et aux scientifiques;
. ce sont des mercenaires qui gagnent beaucoup d’argent en vendant leurs services au plus offrant;
. ils ne respectent pas la culture traditionnelle dont ils subvertissent volontiers certains aspects pour susciter l’intérêt du public;
. ils prétendent répondre à toutes les questions avec une technique unique: la rhétorique (polymathie).