14 mai 2024

L’éthique appliquée aux entreprises

Interview de Jean Pasquero paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Jean Pasquero est professeur de gestion sociétale, École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent principalement sur l’interface entre entreprise et société, aux niveaux national et international (cadres institutionnels des affaires, protection de l’environnement, lobbying international, relations avec l’État et les groupes de pression, analyse sociétale, éthique des affaires, mécénats, etc.). Pasquero enseigne la gestion sociétale, la méthodologie de la recherche et les mathématiques économiques. Il et l’auteur de nombreux travaux dans le domaine de la gestion sociétale de l’entreprise (où il a remporté plusieurs prix) et a donné de nombreuses conférences sur les cinq continents.

Notons enfin qu’il est très actif à l’intérieur de nombreuses associations. Il a été vice-président puis président de l’IABS (International Association for Business and Society), secrétaire national de l’ASAC (Administrative Sciences Association of Canada/Association canadienne des sciences administratives), président de la Business Policy Division de l’ASAC. Il occupe diverses fonctions de l’American Academy of Management depuis 1985.

Interview:

Qu’est-ce que l’éthique des affaires?

Il y a plusieurs définitions de l’éthique. Au sens strict, l’éthique est une réflexion sur les actions humaines et leur acceptabilité. Au sens large, parler d’éthique des affaires renvoie à l’ensemble des relations entre l’entreprise et la société, à une réflexion sur le rôle de l’entreprise dans la société.

Quels sont les travaux fondateurs dans le domaine?

On ne peut pas vraiment parler de travaux fondateurs directs. Certes, nos traditions philosophiques occidentales ont une longue histoire critique du commerce et de l’entreprise, depuis l’opprobre dont le monde médiéval frappait le prêt à intérêt et les commerçants en général, jusqu’aux critiques plus modernes que le socialisme, le marxisme et la doctrine sociale de l’Église catholique ont fait du mode de production fondé sur l’entreprise privée. Mais si l’on recherche une origine plus directe à la notion contemporaine d’éthique des affaires, en particulier aux États-Unis, où la vague actuelle d’éthique des affaires est née, il faut sans doute voir un premier rameau central dans ce qu’on appelle l’économie institutionnaliste. Il s’agit d’une vision critique de l’économie néo-classique faite depuis l’intérieur du système capitaliste. En intégrant économie et sociologie, le courant institutionnaliste s’est intéressé depuis un siècle à diverses questions ignorées par les courants néoclassiques – pouvoir, valeurs, institutions, etc. Ses représentants ne cherchent pas tant à établir des prédictions qu’à comprendre le fonctionnement de l’économie dans sa complexité. C’est dans cette tradition inaugurée par Thorstein Veblen, à l’Université de Chicago au tournant du siècle (la même université qui abrite aujourd’hui les champions du libéralisme qu’il a passé sa vie à combattre), que l’on retrouve l’école de la révolution managériale, avec en particulier le livre de Berle and Means. Dès 1932, ces auteurs démontraient empiriquement qu’il fallait distinguer la gestion des entreprises et leur contrôle: contrairement au modèle économique classique qui prétendait – et qui prétend toujours – que les gestionnaires n’étaient que les mandataires des propriétaires, on se rendit compte que les gestionnaires pouvaient en fait disposer d’une marge de liberté considérable. On retrouve aujourd’hui dans cette veine théorique des auteurs comme John K. Galbraith. Cette découverte posait une question fondamentale: si les gestionnaires ne sont pas responsables en pratique devant les actionnaires, devant qui le sont-ils? Dans quelle mesure une société peut-elle tolérer qu’une catégorie de décideurs détenant un pouvoir parfois considérable puisse échapper à toute responsabilité sociale ou démocratique? En ce qui concerne plus particulièrement la gestion d’entreprise, on s’entend aujourd’hui pour faire de 1953 la date de départ du courant de réflexion sur l’éthique de l’entreprise, avec la publication du livre de Howard Bowen, “The social responsibilities of business”.

Au-delà de ces antécédents de type économique et managérial, il existe aussi des antécédents de nature plus philosophique. En effet, depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de professeurs de philosophie américains spécialisés en éthique se sont progressivement intéressés à l’entreprise. L’élément déclencheur se trouve sans doute dans un ensemble d’événements fortement médiatisés. L’un d’eux est la vague des grands scandales de concussion qui ont secoué le monde des affaires américain dans les années 1970. Un autre dans la critique des pratiques des multinationales dans le Tiers-Monde. Peut-être encore plus significatif a été le lancinant problème de l’attitude que devaient adopter les multinationales américaines face à l’apartheid en Afrique du Sud. Ces phénomènes ont donné lieu à une intense réflexion, autant aux niveaux politiques, médiatique qu’académique. Prenons le problème de l’apartheid, qui a fait l’objet de tant de débats publics aux États-Unis pendant plus d’une décennie. Continuellement relancé par des groupes de pression de plus en plus puissants, ce problème se posait crûment en termes d’éthique. Face à l’apartheid, quelle est la stratégie la plus acceptable pour une entreprise: partir ou rester? Dans le premier cas, la solution satisfaisait ceux qui appelaient au boycott du pays, mais laissait le champ libre à l’apartheid; dans le deuxième cas, les entreprises pouvaient tenter de miner le régime de l’intérieur, mais au mépris des lois d’un pays souverain, attitude qu’on leur reprochait de trop souvent adopter dans tous les autres pays. Le problème n’a pu être résolu que par une intense réflexion menée par tous les milieux intéressés à l’éthique des affaires, et en particulier par les professeurs d’éthique appelés à témoigner en audiences publiques ou à conseiller les grandes entreprises.

Entre ces deux questionnements, celui de type économique et celui de type philosophique, il en existe un troisième – il se situe un peu entre les deux – qui porte sur la “responsabilité sociale” (social responsibility) des entreprises. C’est un débat plus sociologique, qui concerne les responsabilités qu’une société démocratique peut attendre des entreprises dans la poursuite du bien commun. Il s’est posé aux États-Unis dès les années soixante, face aux énormes problèmes sociaux qu’a dû affronter ce pays – discrimination raciale, violence, paupérisation des centres-villes urbains, effondrement de l’éducation, santé et sécurité des travailleurs, pollution, etc. Interpellées par divers mouvements – de consommateurs, d’écologistes, de défenseurs de droits civiques –, les entreprises se sont vu poser la question de leur rôle dans la lutte collective aux fléaux sociaux.

Les groupes de pression ont donc joué un grand rôle dans l’avènement d’une réflexion propre à l’éthique des affaires. En nourrissant le discours public de revendications nouvelles, ils ont remis en question les critères d’évaluation traditionnels de l’entreprise issus de l’économie néo-classique (la maximisation de l’avoir des actionnaires), forçant du même coup à un élargissement considérable des critères à considérer. Encore une fois, les professeurs d’éthique ont été mis à contribution. Ils ont été amenés à poser à leur façon de nombreuses questions relatives au rôle des entreprises, à celui des gestionnaires, à leur évaluation, et plus généralement à leurs responsabilités face à autrui et à la société. De là est né un concept nouveau, celui de “performance sociétale de l’entreprise” (corporate social performance). Ce concept est actuellement central dans tous les cours d’éthique des affaires. Il part d’une question simple: quels critères doit-on inclure dans une grille d’évaluation des entreprises, si on prend le point de vue non pas des seuls actionnaires, mais également celui des diverses catégories d’acteurs sociaux touchés de près ou de loin par les activités de ces entreprises?

Trois approches: managériale, philosophique et celle de la responsabilité sociétale de l’entreprise. Pourriez-vous résumer les débats en matière d’éthique tels qu’ils sont discutés par les professeurs de management?

Certainement. Pour mieux en comprendre la portée, il est bon de prendre un certain recul historique. On est passé par trois périodes. Dans la première – de la fin des années 50 au début des années 70 —, le concept central était celui de “responsabilité sociale”. Il s’agissait d’établir l’ensemble des obligations des entreprises envers la société. Or aucun des termes de ce nouveau contrat n’est facile à définir, ni celui d’obligation, ni celui d’entreprise, ni celui de société. Les éthiciens et les milieux d’affaires se sont donc mis à établir des listes de “responsabilités sociales des entreprises”, sans qu’il ne soit jamais possible de déterminer avec précision ce qui relevait ou ce qui échappait aux obligations que la société pouvait imposer à ses entreprises. En l’absence d’un cadre théorique, on pouvait donc demander aux entreprises de se sentir responsables d’à peu près tous les problèmes sociaux et d’avoir des obligations spécifiques envers tout le monde. Or, dès que l’on demande aux entreprises d’assumer des responsabilités allant au-delà de la maximisation légale de leurs profits, on rentre de plain-pied dans un débat de type éthique, un débat sur quelles valeurs privilégier. Faute justement de critères de nature morale, de nature éthique, ce débat a donc fini par tourner en rond.

Un nouveau courant de littérature est ainsi apparu au début des années 70 – les premiers articles datent de 1972 et les premiers ouvrages de 1976. On s’est mis à parler de réceptivité sociale de l’entreprise (social responsiveness), démarche en rupture totale avec la précédente car entièrement managériale. Chercheurs et gestionnaires se sont détournés de la réflexion morale, pour se concentrer sur les capacités d’adaptation des entreprises aux “attentes sociales”. On s’en remit au système socio-politique pour définir ces attentes, en particulier à travers lois et règlements administratifs. Et surtout – c’est la clé de cette nouvelle approche – on s’efforça de trouver les moyens par lesquels les entreprises pouvaient satisfaire ces attentes publiques avant que l’État n’intervienne, ou avant que les groupes de pression ne deviennent trop puissants, ou encore, quand il s’agit de tendances plus socio-économiques, avant d’être piégées par des changements sociaux ignorés trop longtemps. L’entreprise se devait d’être réceptive à son environnement. Pour cela, elle devait développer des structures et des systèmes de gestion capables de repérer le changement socio-politique et de s’y adapter. Malgré son grand intérêt pour les études de cas dans les cours de stratégie, cette approche a fini elle aussi par décevoir. Car la question centrale, la plus embarrassante, restait sans réponse: Comment choisir entre les multiples tendances révélées par le processus socio-politique, dont beaucoup sont également légitimes, quand on ne dispose pas d’un cadre d’analyse clair? On se rendit compte qu’on avait voulu fuir la métaphysique en se réfugiant dans le réalisme, et que le réalisme finissait lui aussi dans l’insignifiance.

Aujourd’hui – depuis le milieu des années 80 – nous nous trouvons dans une troisième phase que d’aucuns ont appelé la phase de la “rectitude sociale” de l’entreprise (Corporate Social Rectitude). On a délaissé les approches strictement managériales, utilitaristes, pour réhabiliter la réflexion proprement éthique. Plus que les entreprises, on a replacé les individus au centre du débat sur l’éthique des affaires. On parle plus que jamais de responsabilité individuelle. Chaque membre de l’entreprise est considéré aujourd’hui comme étant un acteur au sein de réseaux de relations où il a des obligations. L’individu devient responsable des conséquences que ses décisions entraînent pour les tiers. La théorisation actuelle en matière d’éthique des affaires a donc un penchant quasi sartrien: chaque individu est libre de ses choix, et il en est responsable, à l’intérieur de règles plus ou moins explicites de morale sociale et de pratiques d’affaires. L’entreprise devient un lieu dont les membres doivent être socialisés à des principes d’éthique généralement reconnus comme satisfaisants.

Les chercheurs s’efforcent actuellement de donner des bases à ces principes. Être éthique en affaires aujourd’hui, ce n’est pas parer aux coups en se conformant par avance aux lois ou autres formes de contrôle social; être éthique, c’est être respectueux des intérêts d’autrui. Voilà donc où nous en sommes aujourd’hui en matière d’éthique des affaires.

Surgit alors une nouvelle question: qu’est-ce que respecter autrui quand autrui n’a pas les mêmes valeurs, les mêmes intérêts, les mêmes expériences culturelles que moi? Le cas-type de cette nouvelle forme de pensée éthique est celui de la gestion de la diversité: comment, au sein d’une même entreprise, faire collaborer dans le respect mutuel des individus venant d’horizons culturels diversifiées, et parfois incompatibles? Avec l’éthique de la protection de l’environnement, l’éthique de la gestion de la diversité est probablement le sujet le plus chaud en ce moment.

C’est donc la tendance actuellement dans la littérature managériale liée à l’éthique?

Oui! La grande discussion théorique actuellement, c’est la recherche d’un paradigme partagé par une partie suffisamment grande de la communauté universitaire pour permettre un bond en avant de la conceptualisation de l’éthique en affaires. Chacun essaie de formuler une perspective qui permette de théoriser, de proposer des concepts, de mesurer des variables. Plusieurs perspectives font l’objet de développements théoriques, ce qui entraîne d’ailleurs un renouvellement profond de la théorie des organisations, c’est-à-dire de l’ensemble des sciences du management. La perspective qui semble s’imposer actuellement est la perspective stakeholders, c’est-à-dire le “modèle des intéressés”. Un stakeholder – un intéressé, dans la terminologie que j’emploie – est toute personne ou groupe ayant un “intérêt” (a stake) dans les opérations d’une entreprise. Cet intérêt peut être matériel ou symbolique, direct ou indirect. Selon la perspective des “intéressés”, l’entreprise est associée, volontairement ou non, à toutes sortes de personnes ou groupes de personnes envers lesquels elle a des obligations. Encore une fois il s’agit donc d’une perspective sur l’entreprise qui se démarque totalement de la perspective traditionnelle de l’économie néo-classique, centrée sur les seuls actionnaires. Bien entendu, la question est aujourd’hui de définir qui doit compter comme intéressé et qui doit être tenu à l’écart, et une fois ce choix fait, qui détient légitimement quels droits. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit surtout de droits moraux, c’est-à-dire de droits qui ne font l’objet d’aucune disposition légale. C’est clairement un problème d’éthique.

L’éthique vue à travers les discussions que vous rapportez semble être utilitariste.

Non, ce serait une erreur. On sait qu’il existe deux grands camps en théorie éthique: les approches déontologiques et les approches conséquentialistes (qu’on appelle également utilitaristes). Certes, nous reconnaissons cette différence, mais à mon avis elle n’est pas fondamentale dans nos réflexions. Ce qui compte c’est la tension entre les deux. Les entreprises aimeraient bien pouvoir s’en tenir à des principes conséquentialistes, c’est-à-dire à une perspective où l’entreprise commence par mesurer le bien et le mal que peuvent créer ses actions puis, connaissant ces conséquences, finit par choisir les actions pour lesquelles le ratio bien sur mal est le plus élevé. Les éthiciens pour leur part aimeraient mieux que l’on tienne compte de principes déontologiques, c’est-à-dire de principes permettant de choisir en fonction de critères a priori, c’est-à-dire en termes de droits, de devoirs, d’obligations ou de justice, plutôt que de calculs de coûts et bénéfices.

Les deux perspectives ne sont antagonistes que dans les livres. En réalité, elles sont étroitement liées. Le gestionnaire suit une logique d’action et de pouvoir, l’éthicien une logique de réflexion et d’éthique. Or s’il n’y a pas de pouvoir légitime sans éthique, il n’y a pas non plus d’éthique en dehors de l’application qu’en fait le pouvoir. Dans l’entreprise, pouvoir et éthique sont constitutifs l’un de l’autre. Ce qui importe c’est de dépasser ce faux antagonisme. Je crois que l’on est sur la bonne voie avec le concept de respect d’autrui. C’est un concept ancien, qui connaît une nouvelle vigueur à travers le modèle des intéressés. Dans la perspective stakeholder – des intéressés – le gestionnaire joue le rôle d’équilibreur entre les intérêts matériels et moraux de nombreuses parties prenantes, à l’intérieur d’une démarche où il respecte leurs intérêts au-delà des simplifications souvent inacceptables du simple calcul conséquentialiste. Le calcul ne saurait être absent de cette démarche, mais il est inséparable d’une réflexion sur la valeur morale des choix auquel procède le gestionnaire. D’autre part, contrairement à l’éthique philosophante traditionnelle, la nouvelle éthique reconnait la spécificité de la décision dans l’entreprise. Cette nouvelle synthèse est forte et très prometteuse.

On rejoint les débats qui ont cours en philosophie politique, portant sur la justice, et qui au fond posent la question de la meilleure vie collective possible?

Absolument. L’approche d’un Donaldson par exemple peut être mise en parallèle avec celles de John Rawls, dont il s’inspire d’ailleurs nommément.

Pourquoi à votre avis ce genre de recherches et de débats relatifs à l’éthique des affaires sont menés aux États-Unis et beaucoup moins en Europe?

Sans doute parce que la société américaine est beaucoup plus ouverte à l’expression de toutes sortes d’intérêts. C’est une société qui avance sous la poussée de groupes de pression qui sont porteurs de revendications multiples – et qui se font concurrence sur un véritable marché de pressions politiques. Dans les pays européens, la définition des problèmes sociaux est récupérée par les institutions, et le débat, quand il y en a un, se fait entre une poignée de grands ténors. Je crois qu’il y a également un autre élément. Si en Europe tout est analysé à travers des grilles politiques, aux États-Unis tout est analysé à travers des grilles morales. La morale puritaine, l’influence des églises, la croyance dans la valeur d’une vie vertueuse, sont très fortes et façonnent profondément les débats publics. Toutes les enquêtes montrent par exemple que la population américaine est l’une des plus religieuses du monde occidental.

Mais cette manière de s’installer dans un monde de langage est également possible parce que tout le monde partage des croyances communes de base, n’est-ce pas?

Oui, les croyances de base renvoient en l’occurrence à ce que j’appelle les trois éléments permanents de la société américaine: un vieux fond démocratique, un vieux fond puritain et un vieux fond utilitariste. Ces éléments sont partagés pour ainsi dire par tous les Américains et aucun n’est sérieusement remis en question. Ceci dit, il ne faudrait surtout pas croire que la société américaine est homogène.

Au fond, aux États-Unis on prend très au sérieux l’entreprise.

Oui, mais dans un sens particulier. Aux États-Unis, on prend l’entreprise au sérieux parce qu’on n’aime pas la grande entreprise, et on a toujours peur qu’elle abuse de son pouvoir. L’expérience historique n’est pas étrangère à cette crainte. Aux États-Unis, on se méfie de tout ce qui est gros, entreprise et État confondus. Seule la petite entreprise, véhicule de liberté d’un propriétaire qui gagne sa vie en rendant service, est bien vue. On craint que sans contrôle social, et l’éthique des affaires est une forme de contrôle social, la grande entreprise ne sombre dans l’arrogance, l’abus de pouvoir et la concussion. La réponse américaine est d’individualiser les rapports entre l’entreprise et la société, à travers des modèles comme les approches stakeholders.

La réponse européenne est différente. Les problèmes éthiques y sont je crois résolus dans une perspective plutôt collective, en tout cas fortement socialisée. Dans la plupart des pays européens, les grandes entreprises sont intégrées dans toutes sortes de structures économiques, politiques et sociales qui les contraignent à des comportements plus homogènes qu’aux États-Unis. La notion d’éthique des affaires y est plus une question de conventions sociales que de morale de type puritain. Philippe d’Iribarne l’a bien montré quand il a décrit l’éthique d’entreprise française comme reposant sur une “logique de l’honneur”, c’est-à-dire sur le respect de pratiques héritées à l’intérieur d’un “métier” où chacun trouve son identité. En d’autres termes pour un Français, être éthique, c’est bien faire son travail.

Le problème en Europe me semble être de savoir si les types de structures néo-corporatistes, généralement tripartite – syndicats, patronat et État – qu’on retrouve dans certains pays européens, permettent véritablement de repérer et de traiter rapidement dans les entreprises les problèmes de nature sociale qui émergent, par exemple ceux émanant des consommateurs, des minorités, des handicapés ou des écologistes… on se rappelle sûrement ces derniers tournant en rond autours des centrales nucléaires françaises sans trouver à qui parler! Aux États-Unis, la multiplication des centres de pouvoir sans arrêt en concurrence permet de nombreux débats, alors qu’en France par exemple, la grande concentration socio-politique a tendance à limiter les débats à quelques grandes priorités institutionnelles. Ce type de structures a des avantages. Il assure par exemple une certaine prégnance aux décisions. Mais il agit un peu comme une forteresse: on se trouve soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, et dans ce dernier cas, il est difficile de se faire entendre. La spécificité américaine me semble être justement le fait de pouvoir se faire entendre à tout moment, et donc d’alimenter en permanence le débat sur les obligations des entreprises, et donc sur l’éthique des affaires.

On a beaucoup évoqué la responsabilité sociale de l’entreprise. Y a-t-il des débats en matière d’emploi?

C’est probablement la grande faiblesse. Dans les années 60, il s’est trouvé des dirigeants de grands groupes avec une conscience humaniste qui avaient engagé leurs entreprises dans la lutte contre la pauvreté et la ghettoïsation, deux phénomènes directement liés à l’emploi. Ces initiatives se sont soldées par des échecs, car les entreprises ne sont pas douées pour créer les emplois dont elles n’ont pas besoin. Depuis, le problème est un peu passé sous silence. On assiste peut-être à un certain regain d’intérêt pour les responsabilités des entreprises en matière d’emploi. Certains chercheurs et gestionnaires ont récemment fait part de leur crainte que les mises à pied massives des dernières années ne conduisent à un effritement de la relation de confiance qui liait employeurs et employés, ce qui pourrait rendre la gestion des ressources humaines de plus en plus problématique. En dehors de quelques rares études, on ne peut cependant parler d’une réflexion approfondie sur l’éthique des affaires et l’emploi.

La réflexion des Européens est peut-être en avance dans ce domaine, et de ce point de vue il est dommage qu’ils ne publient pas davantage dans des revues américaines. Mais réflexion n’est pas action et encore moins garantie de succès. L’emploi n’est peut-être pas une priorité de l’éthique des affaires américaine; mais le taux de chômage aux États-Unis est aussi considérablement plus faible qu’en Europe. Pour les Américains, c’est la flexibilité du marché qui règle les problèmes d’emploi, pas l’éthique des affaires.