14 mai 2024
coll. Travail

Ergonomie et facteur humain

Interview de Jacques Christol mené avec Marie-Ange Gil, paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1997.

Perspective:

Jacques Christol est le fondateur de Christol Consultant, Toulouse. Il est l’un des animateurs de la Revue “Performance humaine et technique” et codirige la collection “Travail” aux éditions Octarès (voir encadré).

Quelques titres parmi la trentaine que compte la collection “Travail” dirigée par J. Christol et G de Terssac aux éditions Octarès:

. Les facteurs humains de la fiabilité dans les systèmes complexes, G. de Terssac et J. Leplat (dir.);

. L’analyse du travail en psychologie ergonomique (2 tomes), J. Leplat (coord.);

. Vocabulaire de l’ergonomie, M. de Montmollin (dir);

. Traité d’ergonomie, P. Cazamian, F. Hubault et M. Moulin (dir);

. L’ergonomie en quête de ses principes: débats épistémologiques, F. Daniellou (dir);

. …

Interview:

D’où vient le mot “ergonomie”?

Ce terme est composé des mots grecs: ergon qui signifie travail, et nomos qui signifie règle. Il a été proposé à la fin de la seconde guerre mondiale par un ingénieur gallois, Murrell, qui travaillait dans l’industrie aéro-militaire. En relation avec un médecin, Floyd, et un psychologue, Welford, Murrell s’efforçait d’agir sur les causes d’échecs se traduisant précisément par la perte d’hommes et d’avions. La question à laquelle il s’efforçait de répondre était la suivante: comment se fait-il que, malgré des avions techniquement adéquats, pilotés de surcroît par des hommes bien formés et motivés, on constatait des catastrophes? Il retint l’hypothèse suivante: si ces catastrophes se produisent, c’est parce que, dans de nombreuses situations, une action qui devait être effectuée n’avait pas pu l’être. Ainsi paraissait-il nécessaire à Murrell de réfléchir à l’amélioration du système “homme-machine”.

Quel est l’objectif de l’ergonomie?

Il vise à assurer la fiabilité du système “hommes-machine”. Les ergonomes, ou ergonomistes, agissent pour transformer ou concevoir des situations de travail compatibles avec le confort et la santé des travailleurs et avec l’efficacité des entreprises.

Comment s’est développée cette discipline?

Le terme d’ergonomie a été rapidement adopté, mais sa pratique s’est limitée pendant quelques temps à la conception de machines pour adapter le travail à l’homme. C’est à la faveur de problèmes posés par l’arrivée de l’informatique et de systèmes complexes d’informations, tant dans le domaine de l’industrie que celui des services, que les applications se sont élargies. On prenait alors en compte que le travail en situation réelle était générateur de connaissances indispensables, à condition de mettre en oeuvre une collecte de données, et de disposer d’un modèle d’intervention.

S’agit-il d’un art ou d’une science?

L’ergonomie est un art dans la mesure où il s’agit de la mise en oeuvre de compétences de différentes disciplines en vue d’obtenir un résultat opérationnel. Avec le besoin de travailler dans une perspective de recherche et d’application directe. Cet “art” fait appel à diverses disciplines, notamment: la physiologie (neuro-physiologie, psycho-physiologie, etc.), les sciences cognitives (études sur les modes et processus de raisonnement) et la psychologie (relation des hommes et des femmes à leur travail). L’ergonome tente de comprendre la façon dont les hommes et les femmes s’y prennent pour mener à bien leur action. Spécialiste du facteur humain, il coopère avec le spécialiste du facteur technique qu’est l’ingénieur.

Quels types d’interventions menez-vous en tant que consultant?

L’intervention la plus classique renvoie à la conception d’un atelier ou d’une usine. Mais il existe bien d’autres cas. Nous sommes par exemple intervenus dans l’industrie aéro-spatiale afin de travailler à la conception d’accessoires utiles aux cosmonautes. Nous avons également travaillé à la conception de la salle de contrôle de la météorologie nationale, etc.

Deux courts exemples pratiques:

1/ Le vieillissement de l’œil.

Les 16 opératrices d’un atelier fabriquant en deux huit des galvanomètres, avaient souhaité (lors d’un cercle de qualité) devenir polyvalentes. Elles occuperaient de la sorte les divers postes de fabrication ainsi que le poste de contrôle. Opératrices et encadrement tombèrent d’accord, ce choix paraissant ne présenter que des avantages (varier les gestes et les postures, occuper alternativement les postes de fabrication et de contrôle, et ainsi améliorer la qualité). Quelques jours après la mise en place de la nouvelle organisation, les opératrices les plus âgées se sont cependant plaintes de mal voir au poste de contrôle. Tout naturellement, un second éclairage fut installé. Cette “amélioration”, au lieu de calmer les plaintes, se transforma en conflit de génération: les plus âgées demandaient le retour à la situation antérieure tandis que les plus jeunes les accusaient de ne pas respecter un choix fait en commun. Les postes de fabrication exigeaient une dextérité manuelle possédée par toutes. Le poste contesté imposait le contrôle visuel de l’état et de la forme d’un fil, et le plan de travail avait un fort coefficient de réflexion.

Un œil vieillissant est sensible à l’éblouissement, le second éclairage ayant aggravé les difficultés. Diagnostic fait, un aménagement du poste a permis la polyvalence souhaitée. On avait invoqué dans ce cas la résistance au changement, oubliant un simple détail: les modifications du cristallin avec l’âge!

2/ Des interprétations un peu rapides des plaintes et des erreurs.

Les employés du département financier d’une grande entreprise vendant ses produits dans le monde entier, se plaignent. On considère qu’ils se plaignent du bureau “paysager”. Les premiers entretiens montrent que s’ils se plaignent, c’est parce qu’ils sont dérangés. La trésorerie est le service sensible, ses employés sont mal jugés et leur chef est considéré incapable de les animer.

L’analyse montre que les employés de la trésorerie ont leurs taches interrompues toutes les deux minutes par les employés des autres services.

L’implantation a coïncidé avec une modification de l’informatique. Les besoins ont été définis avec les employés de la trésorerie, sans ceux des services en rapport avec les représentants et les fournisseurs. Ces employés se sont donc vus privés des informations utiles qu’ils devaient obtenir auprès de leurs collègues de la trésorerie… d’où des dérangements fréquents.