13 mai 2024
Les hommes et les machines

L’homme et la machine

Interview de Nicolas Dodier paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Nicolas Dodier est sociologue au Centre de recherches Médecine et sciences sociales (CERMES) à Paris. Dans un premier livre (L’expertise médicale: essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Métailié 1993), partant d’une enquête auprès de médecins du travail qui ont à décider de l’aptitude ou l’inaptitude médicale des salariés, Nicolas Dodier analysait le jugement contenu dans leurs décisions, avec le mélange difficile à séparer entre l’appui sur des connaissances d’une part, et des considérations morales d’autres part. Ses travaux plus récents l’ont conduit, à partir d’une étude empirique dans une entreprise, à proposer un cadre d’analyse qui permette de comprendre la condition générale des opérateurs dans des entreprises organisées autour de réseaux techniques (Les hommes et les machines: la conscience collective dans les sociétés technicisées, Métailié 1995). Outre une réflexion sur la nature du commandement dans ce type d’entreprises, et les conséquences quant à la nature du lien social que les modes de travail actuels entraînent (passage d’une organisation de type planifiée à une organisation de type distribuée ou flexible), Dodier met à profit une observation détaillée de l’activité technique pour prendre position par rapport aux philosophes qui ont réfléchit sur la technique en général.

Interview:

Quelle sont les questions philosophiques qui vous préoccupent?

La première est une préoccupation qui, durant ce siècle, a touché la question des techniques à partir d’une critique de la modernité. Je fais une critique de la critique de la modernité. Cette critique de la modernité assimile le développement des techniques au développement de la raison instrumentale – raison qui vise à chercher systématiquement, d’un point de vue dit rationnel, les moyens adaptés à des fins. L’argument que je propose revient à montrer – preuves à l’appui (à partir d’observations dans des entreprises), que l’activité technique (c’est-à-dire le travail qui consiste à faire fonctionner des techniques) ne peut pas être réduite à la raison instrumentale. D’où un intérêt pour le philosophe: tenter d’avoir une théorie générale des techniques, et en même temps, grâce à des observations précises, détaillées et concrètes, cerner ce en quoi consiste réellement l’activité technique, élément qui a échappé à beaucoup d’entreprises philosophiques.

Qu’est-ce qui vous fait dire qu’une personne travaillant sur une machine n’est pas réduite à une raison instrumentale?

Parce que son travail consiste essentiellement à composer dans le cours de l’activité, des compatibilités entre un certain nombre d’éléments, d’instances qui vont apparaître comme pertinents dans son activité. Elle doit concilier des impératifs de productivité, de qualité, de sécurité, de respect de règles, etc, et que son travail consiste à effectuer sans cesse des arbitrages entre des instances en partie contradictoires. De fait, dans son travail, un opérateur doit constamment tenir compte de contraintes très hétérogènes (d’ordre cognitives, morales, etc.), et négocier entre celles-ci.

Cela permettant à son “être” de subsister, contrairement à ce que pensent la plupart des philosophes qui ont abordé la question de l’homme et de la technique (Heidegger par exemple).

Oui, mais à condition que les modes d’organisation de cette activité ne portent pas atteinte en même temps à certains éléments de son intégrité. Si je suis amené dans mon livre à faire certaines critiques sur des formes d’organisation des techniques, je ne fais pas une critique de la technique en général, et c’est dans ce sens-là que ma position vis-à-vis des techniques est en rupture par rapport à la critique de la Modernité.

Un autre aspect est en rapport avec l’approche philosophique des techniques. Je prends position par rapport aux travaux qui se sont beaucoup développés ces quinze dernières années, et qui visent à renouveler l’approche de la science et des techniques à partir d’un travail sociologique sur l’innovation. Je fais particulièrement référence aux travaux de Callon et Latour. Le grand apport de ces approches, par rapport à la philosophie traditionnelle des sciences, est d’avoir voulu montrer, au-delà des conceptions antérieures très abstraites du travail de la science, ce que signifie, ce qu’implique concrètement un travail d’innovation scientifique ou d’innovation technique. En particulier, d’avoir mis l’accent sur le caractère extrêmement hétérogène de l’activité scientifique qui n’est pas, comme beaucoup d’épistémologues avaient tendance à le dire, un travail d’application des lois de la science, mais qui consiste à négocier, dans le quotidien de l’activité, entre des considérations économiques, sociologiques, techniques – au sens de résistance de ces objets ou de ces instruments – d’organisation également. Un apport du travail de Latour est d’avoir proposé une description générale de l’activité scientifique qui la montre à l’oeuvre quotidiennement en tant que négociation habile entre différentes exigences. En même temps, et c’est là où j’aurais une pointe de critique vis-à-vis de ce type d’approche, je pense qu’une limite de ces travaux sur l’innovation scientifique est d’avoir proposé une approche en définitive très nietzschéenne de l’activité d’innovation, et d’avoir adopté vis-à-vis de l’immense capacité de l’innovation technique et scientifique à créer des nouvelles entités, à les faire proliférer dans le monde, un point de vue proche de celui des innovateurs eux-mêmes.

Qu’entendez-vous par très nietzschéenne?

Avoir retenu de ce travail d’invention la capacité à faire surgir des nouvelles choses, avoir retenu d’une manière positive cette capacité de la science à faire développer des nouvelles forces de par le monde. Et donc avoir vu finalement dans les savants, dans les chercheurs du monde actuel, ceux qui étaient les plus à même de s’engager dans la dynamique nietzschéenne de la création.

Ce que vous critiquez, c’est une vision joyeuse si on peut dire de la science… Que proposez-vous comme type de réflexion?

Je propose de réfléchir davantage sur les conditions dans lesquelles ce travail d’invention, d’innovation technique et scientifique reste compatible avec les exigences d’une vie en société. Autrement dit, dans quelle mesure et jusqu’à quel point cette prolifération de réseaux socio-techniques est compatible avec l’aspiration des personnes à vivre dans une société et à respecter les obligations qui résultent du fait de vivre dans une société? Pour aborder cette question, j’ai montré les différences qu’il y a entre, d’un côté une solidarité créée par des réseaux socio-techniques et au fonctionnement de ces réseaux, et de l’autre côté une solidarité qui fait référence à la notion de société et aux obligations qu’elle implique. Je pense que la question a une certaine actualité d’un point de vue historique: nous ne sommes pas actuellement uniquement liés les uns aux autres par le fonctionnement de réseaux, mais nous avons des aspirations et nous sommes capables de poser vis-à-vis de ce fonctionnement des réseaux des exigences de vie en société. C’est le sens d’une critique des formes d’organisation de ces réseaux.