14 mai 2024
Urgence, immédiateté

Pour comprendre le travail grâce aux métiers de l’urgence

À propos du dossier Économie de l’urgence et de l’immédiateté: Les travailleurs de l’instant présent, sous la direction de Marc Arial,

Revue économique et sociale, 2011, vol. 68, n°2, juin, 120 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2011.

M. Arial en 5 dates:

  • 1970: naissance à Québec (Canada), vit actuellement à Villars-sur-Glâne, père d’un enfant.
  • 1998: coordinateur Santé et Sécurité pour l’ensemble des installations d’une multinationale dans le domaine du moulage de plastique (Canada & USA).
  • 2004: titulaire d’un doctorat en Sciences, Département de management de la technologie, École Polytechnique Fédérale de Zurich (ETH).
  • 2005: chercheur en ergonomie, Institut universitaire romand de Santé au Travail (IST), Lausanne.
  • 2010: obtention du titre d’Ergonome européen (Eur. Erg).

Perspective:

Marc Arial, chercheur à l’Institut universitaire romand de Santé au Travail (IST), Lausanne. La toute dernière livraison de la Revue économique et sociale traite d’un sujet on ne peut plus brûlant aujourd’hui, celui de l’urgence. Le responsable du dossier a choisi de traiter le thème à partir des métiers de l’urgence.

Interview:

Vous avez coordonné un dossier spécial sur le thème des métiers de l’urgence. En quoi une telle thématique est-elle importante ? Pourquoi ces métiers ?

Il semble que le phénomène de l’urgence soit de plus en plus présent dans les milieux de travail et plus généralement dans la société. Selon plusieurs auteurs, ce phénomène contribue à l’effritement des solidarités au travail, à l’augmentation des tensions, à la perte de sens ainsi qu’à divers problèmes de santé (notamment liés au stress). Les rythmes s’accélèrent, la pression augmente, les personnes et les structures doivent s’adapter de plus en plus vite à des environnements qui eux aussi se transforment à la vitesse grand « V ». La part d’imprévu augmente dans le quotidien et les travailleurs d’aujourd’hui doivent constamment trouver des solutions immédiates à des problèmes imprévus (et imprévisibles) et, ce, dans des contextes de plus en plus difficiles à anticiper. Dans une certaine mesure, certains aspects qui caractérisent les métiers de l’urgence s’appliquent aussi et de plus en plus à d’autres milieux de travail. Comprendre le travail en situation d’urgence serait de plus en plus comprendre le travail « en général ».

Les bouleversements profonds que vivent nos sociétés occidentales modifient-ils aussi de façon importante le travail des personnes œuvrant dans les services d’urgence ?

Oui ! Par exemple, les ambulanciers, les policiers et les pompiers sont aux premières loges de la détresse sociale. Ces professionnels côtoient sur une base quotidienne l’isolement des populations précarisées et la misère des plus démunis de nos sociétés ; ils sont en quelque sorte « au front » de la tragédie sociale contemporaine. À ce titre, il serait fort peu probable que les changements importants qui ont marqué ce nouveau millénaire ne contribuent pas à transformer de façon importante le travail des intervenants d’urgence. Il faut aussi constater que les structures qui les regroupent et les systèmes dans lesquels ils œuvrent sont de plus en plus mis sous pression : pression pour l’optimisation des ressources, audit de qualité, systématisation des contrôles, conséquences légales et médiatiques (éventuellement politique) des erreurs et incidents… la liste est longue. Il ne fait aucun doute que les impératifs d’efficacité sont en augmentation pour ces métiers de l’urgence. Pour répondre efficacement à ces exigences, il faut nécessairement prendre en compte l’activité réelle de travail. On ne peut pas prétendre à l’efficacité de ces systèmes sans introduire dans le débat le point de vue des personnes qui vivent ces urgences au quotidien.

Vous avez mentionné plusieurs conséquences néfastes des urgences dans le travail. Y a-t-il aussi des points positifs ?

Oui, et ils sont nombreux. C’est d’ailleurs l’un des aspects importants que le dossier paru dans la Revue économique et sociale met en évidence. L’urgence impose l’action immédiate. Elle est donc l’occasion de débrouillardise voire d’innovation. Elle représente aussi l’occasion de nouvelles collaborations et de redéfinition des hiérarchies établies. L’urgence est aussi porteuse de sens et de valorisation. Elle brise la monotonie et présente des opportunités de négociation et de confrontations des pratiques qui peuvent s’avérer très constructives. L’urgence comme telle n’est pas nécessairement un problème pour les intervenants qui y font face, bien au contraire. Il faut cependant que les ressources nécessaires soient à leur disposition.

La réflexion proposée dans votre dossier thématique couvre plusieurs professions différentes. Pourquoi cette diversité était-elle importante pour un tel dossier ?

Nous avons voulu présenter des métiers de l’instant présent selon plusieurs perspectives, l’objectif étant de montrer la richesse des processus qui sont engendrés dans et par l’urgence. Nous avons donc délibérément pris des points de vue différents pour aborder les urgences dans le travail des policiers, des diplomates, des infirmières, des médecins-urgentistes, des opérateurs en centrale téléphonique d’urgence, des inspecteurs en santé et sécurité du travail et des ambulanciers. Un constat s’impose : la dictature de l’immédiat n’est pas totale et les travailleurs et travailleuses dans ces professions arrivent à s’aménager des marges de manœuvre malgré le caractère urgent des interventions. De plus, le travail dans l’urgence ne se conjugue pas seulement au présent : une grande place est aussi consacrée à des activités d’anticipation, de préparation, de développement des compétences, de négociation afin de favoriser l’activité future. Il semble que ces constats sont essentiels pour aborder la transformation du travail afin de le rendre propice à la gestion des urgences par les acteurs.