14 mai 2024
point de vue

Penser le leadership avec l’autorité

Article paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi, en novembre 2016.

 

Le terme de leadership connaît depuis plusieurs décennies un regain d’intérêt dans les organisations, mais il semble plutôt concilier pouvoir et soumission qu’autorité et légitimité. Comment penser le leadership sans occulter l’autorité, questionne le sociologue Alain Éraly1.

S’il est des matières parmi celles prévues aux programmes des cursus de gestion des entreprises qui ne sont pas évidentes à enseigner, le leadership en fait assurément partie. Un des grands penseurs des organisations, James March en l’occurrence, ait les œuvres littéraires dans son enseignement à l’Université de Stanford, prétendant que des ouvrages de leadership ordinaires en management ne permettaient pas d’embrasser le thème dans toute son ampleur et de faire réfléchir les étudiants. March mobilisait des œuvres d’auteurs classiques comme Cervantès (Don Quichotte), Tolstoï (Guerre et paix) ou Shakespeare (Jules César) par exemple, plutôt que de tourner en rond en empruntant des modèles auto-référents dont semblent raffoler de nombreux enseignants comportementalistes! Alain Éraly, sociologue de l’Université Libre de Bruxelles, a quant à lui emprunter une voie autrement réflexive pour éviter d’entretenir les jeunes gens dans la force de l’âge dans leurs éventuelles immaturités et de risquer la formation de «laideurs charismatiques» (titre d’un de ses articles). Mes collègues et moi, dès nos enseignements de base, nous attachons à bien distinguer dans notre enseignement les aspects de pouvoir et ceux de leadership auquel sont attachées les notions de valeurs morales et de légitimité, convoquant des penseurs tels que Machiavel et Weber.

Il est tout de même étonnant que l’on recourt au leadership dans des organisations contemporaines où semblent régner obéissance et soumission, parfois même humiliation. Comment peuvent être qualifiées de leaders des personnes qui ne font que suivre d’autres auxquels ils empruntent la vision? Comment des personnes peuvent être qualifiées de leaders alors qu’elles sont mandatée pour «mettre de l’ordre», qui dans un service, qui dans un département, etc.? Quels sont les limites du leadership qui connaît un regain d’intérêt depuis plusieurs décennies dans les organisations pour concilier soumission et performance? Dans sa version managériale, on le confond avec le simple exercice du pouvoir et de la domination: comment en est arrivé là? Et comment sortir de ces écueils? Comment concevoir ensemble l’autorité et la légitimité qui lui est consubstantielle?2

Le sociologue Alain Éraly réfléchit donc sur des notions paraissant évidentes pour être utilisées à tout de bras, mais qui sont problématiques à y regarder de plus près, particulièrement celle de leadership, et ce qu’elle occulte: la question de l’autorité. Le sociologue sait ce dont il parle pour avoir été dans les affaires politiques en tant que chef de cabinet ministériel3 et pour avoir aussi présidé la fameuse institution «Solvay Business School» – équivalent belge de l’école de Saint-Gall chez nous. Autant dire que les théorisations d’A. Éraly sont marquées au sceau de la pratique. Il nous livre une réflexion bienvenue sur ces termes sur l’autorité. Quelles sont les limites du leadership qui connaît un regain d’intérêt depuis plusieurs décennies dans les organisations pour concilier soumission et performance? Dans sa version managériale, il est en effet souvent appréhendé en termes d’obéissance et de soumission ou alors on le confond avec le simple exercice du pouvoir et de la domination. Comment sortir de ces écueils? Comment concevoir ensemble l’autorité et la légitimité qui lui est consubstantielle? Traversons pour le donner à lire l’ouvrage d’Éraly.

L’auteur explique d’abord que la question de l’autorité a été depuis les apports de Max Weber, contournée, au profit de celles de pouvoir, de domination et d’idéologie. Or, démontre-t-il, l’autorité se construit contre la domination. Dans un deuxième chapitre, il décline les raisons de la négation de l’autorité et de l’occultation de trois caractéristiques qui la définissent: la contingence sociale, l’historicité et sa nature morale. Ces raisons sont à rechercher notamment dans l’«économisme», soit une vision des rapports sociaux réduits à des relations marchandes. Également à ce que l’auteur nomme le «psychologisme», soit la psychologisation des rapports humains, l’autorité ne pouvant qu’être, dès lors qu’il n’existe que des individus, qu’une ressource. L’autorité renvoie alors aux qualités personnelles des individus. «L’erreur de raisonnement consiste à séparer abstraitement l’individu du système des relations qu’il entretient avec ses semblables et à lui attribuer en propre certaines propriétés de ce système», écrit l’auteur qui s’emploie dans les quatre chapitres suivants à reconstruire l’autorité et de la légitimité qui ne peuvent être entendues, selon lui, qu’en lien avec l’action collective.

Loin de penser la fin de l’autorité à l’instar de certains auteurs, Éraly pense que «à moins de se résigner à la domination impersonnelle du droit et du marché, la reconquête par les sociétés de leur destin passera par l’invention de communautés inédites, donc nécessairement par des institutions et des formes d’autorité mieux adaptées aux conditions de notre modernité.»

1 Auteur de: Autorité et légitimité. Le sens du collectif, 2015, Toulouse: éditions Érès.

2 Ces questions seront abordées le 10 nov. en fin d’après-midi à la Heg Arc à Neuchâtel en présence d’A. Éraly et de managers en exercice (contacter l’auteur de cet article pour s’inscrire).

3 Cf. Le pouvoir enchaîné. Être ministre en Belgique, 2002, Bruxelles: éditions Labor.