14 mai 2024
fatigue

Penser la fatigue

À propos de l’ouvrage Dictionnaire de la fatigue, dirigé par Philippe Zawieja, éditions de la Librairie Droz, 864 pages, ISBN 978-2-600-04713-5

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, nov 2016.

Philippe ZaWieja, chercheur associé, CRC MINES ParisTech PSL Research University, coordonnateur du Conseil scientifique et éthique international du groupe ORPEA

P. Zawieja en 5 dates:
  • 1970: Naissance à Draveil, dans la banlieue de Paris.
  • 1991: Diplôme de l’École supérieure de commerce de Dijon. Débute une carrière dans l’édition scientifique et médicale.
  • 2010: Intègre le groupe de santé privé international ORPEA à la faveur d’un mastère en analyse et management des établissements de santé.
  • 2013: Parution de son premier ouvrage Épuisement professionnel. Approches innovantes et pluridisciplinaires (éditions Armand Colin).
  • 2014: Doctorat en sciences et génie des activités à risque à Mines ParisTech.
Perspective:

Philippe Zawieja s’est inscrit dans le champ de ce qu’il est convenu d’appeler les «Risques psychosociaux», en dirigeant (avec F. Guarnieri) un imposant dictionnaire encyclopédique sur ce thème, en 2014, aux éditions du Seuil (1044 pages). Dans la foulée, il a, en 2015, rédigé un Que sais-je? sur Le Brun Out et, cette année, un ouvrage intitulé Psychotraumatologie du travail chez Armand Colin. Vient de paraître aux éditions de la Librairie Droz à Genève un second dictionnaire encyclopédique de la fatigue dont on rend compte ici.

Interview:

Pouvez-vous éclairer votre parcours?

J’ai probablement un parcours et un profil atypiques, puisque la recherche est la seconde partie de ma carrière professionnelle. Diplômé d’une école de commerce, j’ai durant pendant presque vingt ans gravi les échelons de l’éditions scientifique, commençant par des stages ouvriers de mise sous enveloppes pour finir directeur éditorial d’un important éditeur francophone. Ce n’est qu’en 2011 que j’ai amorcé mon parcours de chercheur, avec le précieux soutien du directeur du Centre de recherche sur les risques et les crises de MINES ParisTech, Franck Guarnieri. Je reste fondamentalement un homme d’entreprise, puisque à côté de mes activités aux Mines, j’appartiens depuis 2010 à un très important groupe de santé européen, qui a financé mon travail doctoral et lui a fourni un riche terrain de recherche en me demandant d’explorer le burn out des professionnels de santé travaillant auprès des malades d’Alzheimer.

Je cultive la même originalité en termes d’appartenance disciplinaire, en me définissant au moins autant comme psycho-sociologue que comme socio-anthropologue, dans la mesure où mon sujet d’étude s’est rapidement élargi du burn out et à la santé psychologique au travail, à une réflexion plus vaste sur la fatigue au travers des peuples et des époques, mais aussi aux situations extrêmes.

La fatigue vous paraît-elle être un fait social total?

N’importe quel sociologue ou anthropologue tend à considérer que son sujet d’étude en est un – mais en toute honnêteté, je ne m’étais encore jamais posé la question… Il est vrai que la fatigue concerne tous les membres d’une société donnée, et qu’elle dit quelque chose sur chacun d’eux. C’est la caractéristique fondamentale du fait social total. Au-delà de sa composante somatique, la fatigue mobilise des phénomènes ou processus d’ordre social, religieux, économique, technologique, etc. En réalité, il n’est pas un angle d’étude des sociétés humaines qui ne puisse venir éclairer la fatigue en tant qu’objet scientifique, que cet angle soit biologique ou culturel. Enfin, la fatigue me semble occuper un espace interstitiel relativement ignoré, ou négligé, aux confins des grandes disciplines scientifiques, et simultanément, être l’enjeu de certains jeux de pouvoir ou de compétitions entre la médecine et la psychologie, par exemple, qui cherchent à imposer leur explication et leur vision d’un phénomène qu’on ne sait pas encore décrire intégralement. En ce sens, vous avez raison: la fatigue relèverait du fait social total…

Comment avez-vous structuré ce «dictionnaire»?

La structuration simple, puisque respectant l’ordre alphabétique, d’un dictionnaire encyclopédique dissimule un important travail d’inventaire des usages du mot «fatigue», puis des connaissances et des sources, enfin des auteurs susceptibles d’apporter le meilleur éclairage. Le choix des entrées retenues procède toujours de contraintes multiples – parfois aussi triviales que l’indisponibilité d’un auteur pressenti! –, qui viennent contrarier l’ambition de parvenir à un ouvrage parfait, c’est-à-dire exhaustif. Dans le cas du Dictionnaire de la fatigue de surcroît, s’ajoutait la volonté délibérée de ne pas redire ce que des ouvrages antérieurs, comme ceux d’Anson Rabinbach (The Human Motor. Energy, fatigue and the origins of modernity. Oakland: University of California Press. 432 pages), de Jean-Louis Chrétien (De la fatigue, Paris, Éditions de Minuit. 169 pages) ou d’Alain Ehrenberg (La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris: Odile Jacob, 414 pages), avaient déjà parfaitement décrit ou analysé.

En quoi votre ouvrage dit quelque chose sur notre rapport contemporain à la fatigue?

Je retiendrai deux dimensions. L’une est désormais banale, et rappelle combien chaque société, chaque époque privilégie une ou plusieurs entités de fatigue qui décrivent, dans un syncrétisme à la fois critique et glorificateur, son rapport au monde: notre burn out, la neurasthénie de la fin du XIXe siècle, etc. m’apparaissent comme autant de variations autour d’un même thème, joué depuis l’Antiquité: celui de la mélancolie. Mais nos fatigues occidentales contemporaines me frappent par leur incapacité à se détacher du modèle du corps-machine, hérité des Lumières, dont la seule finalité serait le Travail et dont toute «baisse de régime» est perçu comme un dysfonctionnement et une perte de performance. Cette conception n’épargne pas le cerveau et le psychisme, désormais enjoints à soutenir la comparaison, perdue d’avance, avec une machine d’un genre particulier: l’ordinateur…